dimanche 5 juin 2016

En mémoire de l'Inconnue du Rhône

Homélie
L’inconnue du Rhône

Deux femmes. Deux anonymes. Et entre les deux, par-dessus l’espace et le temps, la communion de l’eau. L’eau pour la mort. L’eau pour la vie. Et nous sommes là pour cheminer de l’une à l’autre, les eaux, les femmes. Il y a du « pascal » dans l’air. Et pas seulement le Thurre de beau service.

Il y a 38 ans –c’était en 1978-, une femme inconnue est sortie des eaux du Rhône, comme une sirène de la mort, échouée sur le rivage de l’indifférence.
Et puis plus personne. Son visage est désormais enseveli dans sa tombe, sans sourire et sans nom, perdu dans un anonymat sans fond et sans fin.

En été en Samarie. Il faisait chaud. Il faisait soif. Une femme -elle aussi anonyme- vient puiser de l’eau, pour elle et surtout pour les siens. Elle se gêne un peu, car elle a eu 5 maris, et l’actuel n’est même pas le sien. Peut-être qu’à midi, quand tout le monde est à couvert, il est plus facile de passer inaperçue. Pas de chance. Un homme est aussi là, assis au bord du puits. Il est fatigué du voyage. Pire encore, c’est un juif, et les hommes juifs ne doivent pas parler avec les Samaritains, et encore moins avec les Samaritaines.

Au bord du Rhône. Pourquoi est-elle entrée là pour mourir ? A-t-on voulu la faire mourir ? A-t-elle choisi de mourir ainsi ? Et pourquoi donc ? On ne le saura jamais. Cette femme est bien plus qu’une inconnue : un mystère.

La Samaritaine a fait le chemin inverse. De l’eau du puits est sortie la vie, une nouvelle vie.
* Parce qu’un certain Jésus de Nazareth avait soif en même temps qu’elle.
* Parce qu’il a osé dire humblement à cette femme si étrange et si étrangère : « J’ai soif. Donne-moi à boire. »
* Parce que le plus riche en tout est devenu un divin mendiant.
* Parce qu’il a cassé tous les tabous – ethniques, sociaux, religieux-
* Parce qu’il a révélé à cette femme une soif plus profonde encore que celle qui la conduisait au puits : la soif d’amour qui l’a si souvent laissée le cœur sec et son visage mouillé de ses seules larmes.
* Parce que cette femme du peuple –du petit peuple- a accepté le voyage risqué au-dedans d’elle-même pour y découvrir sa vraie pauvreté, ils se sont compris, ils se sont rencontrés : « Maître, donne-moi de ton eau, que je n’ai plus soif ».
* Parce qu’il a choisi le dialogue de l’amitié délicate et respectueuse au lieu des grandes vérités assénées d’en haut.

Aujourd’hui, sur cette colline, emblématique comme le puits de Jacob, ce qui est arrivé à l’anonyme de Samarie, nous voulons –si peu que ce soit- l’offrir aussi à l’inconnue du Rhône.
Perdue pour toujours, elle nous rassemble dans l’amitié.
En l’évoquant, nous lui redonnons un nom, celui de notre respect.
Quelque part, par nos sourires, nous lui conférons un visage de gloire, comme ces montagnes qui nous entourent pour nous indiquer le ciel au-delà des méandres de nos aventures sur la terre.
Oui, tout aussi mystérieusement -comme le fut sa mort-, nous rajoutons un peu de vie à cette femme, parce qu’elle nous réunit comme des vivants au-delà de son tragique destin, parce que nous la commémorons avec compassion au-delà de sa disparition sans suite.
Il y a du pascal dans notre rendez-vous comme dans notre liturgie.

Mais attention ! L’inconnue du Rhône pourrait nous servir d’alibi, comme si nous avions donné -assez donné- en nous rassemblant autour d’elle. Elle deviendrait alors la mauvaise excuse de nos autres oublis, voire de nos démissions.
Il y a encore tant d’inconnus, du Rhône et surtout d’ailleurs, qui attendent une mémoire qui ranime, un geste qui redonne vie, une prière qui élargit l’espérance au delà des tristes horizons humains.

*Combien d’anonymes, perdus à jamais, aujourd’hui même peut-être, dans les embarcations improbables qui dérivent entre la Lybie et l’Italie ? 
*Combien de soldats inconnus, comme on aime à les appeler, qui périssent sans musique et sans gloire, dans les combats pour la défense des petits, des oubliés, des exclus de notre société ?
*Combien de malheureux, innocent ou pas, que nous côtoyons sans jamais les rencontrer vraiment, parce qu’ils nous dérangent, nous font peur, nous donnent mauvaise conscience ? Et nous les abandonnons, plus ou moins noyés, comme le petit Aylan Kurdi envasé sur la plage de Bodrum en Turquie.

Le Rhône traverse aussi parfois notre cœur, notre esprit, notre corps même, et des inconnus anonymes peuvent échouer sur nos rivages intérieurs, sans un  sourire, sans un baiser.
A moins que, et heureusement ça arrive encore, nous fassions simplement attention à celles et ceux qui nous entourent, en les invitant à puiser au puits de notre solidarité pour étancher un peu leur soif d’amour et de respect. Les Samaritaines de nos proximités.

Permettez que je vous signale enfin un autre vagabond, un autre anonyme, souvent inconnu ou si mal connu : le Christ de l’eucharistie.  Quoi de plus pauvre –presque misérable- qu’un petit morceau de pain, tout sec, tout nu ? Avec un peu de vin pour commencer peut-être une petite fête avec lui.
Il nous vient en mendiant, comme au puits de Jacob. Lui la source d’eau vive, il a soif … de nous. Il attend qu’on l’invite, car il ne s’impose jamais. Il susurre au secret de notre cœur quand nous prenons la peine de l’écouter : « Si tu savais le don de Dieu…, tu lui aurais demandé de son eau et il t’aurait donné de l’eau vive. »
Dieu a soif de nous. Nous avons soif de Dieu. Il est grand temps de nous rencontrer.

Maintenant que nous allons nous approcher --en toute liberté évidemment- de ce pain vivant, mais sans visage précis, prenons avec nous autour de la même table aux dimensions de l’humanité, toutes celles et ceux qui, comme l’inconnue du Rhône, ne sont connus que de Dieu seul, toutes celles et tous ceux qui, comme la Samaritaine, nous indiquent finalement où se trouve la vraie source de l’amour et de la vie, le grand « pascal » de la croix et de la résurrection.



Claude Ducarroz

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