La vie
est belle. Quoique !
Si j’en crois la
publicité que j’ai trouvée un jour dans le supplément de l’Hebdo intitulé
« Type », être heureux « en Suisse » -je veux dire à la
manière suisse-, c’est :
-
cesser de diaboliser l’infidélité
-
dégager de la testostérone, car le mâle est
de retour
-
faire de son business une success story
-
porter une montre qui fait bien plus que
donner l’heure
-
habiter un appartement au look de design
-
rouler en Land Rover, mais mise au vert
-
pratiquer l’art du barbecue, car « je
mange donc je suis »
-
avoir la panoplie du petit geek ou quand
l’inutile devient parfaitement indispensable
-
avec cet avis définitif :
« Peut-être que le bonheur, dans le fond, est bien dans le pré. Dans cet
endroit où l’on vit sans rien d’autre à foutre que s’écouter pousser les
poils. »
Décidément, l’être
humain est un étrange animal. Il vit, c’est une évidence, mais en plus il se
pose inévitablement des questions cruciales sur sa vie, ce qui peut faire son
bonheur et fait souvent son tourment. Quel est le sens ultime de tout
cela : la naissance, la vie, la mort ? On peut essayer de passer beaucoup de temps à oublier ces
interrogations lancinantes. Elles finissent toujours, tôt ou tard, par nous
rattraper.
Comment vivre heureux
-au moins de temps en temps- entre une vie qu’on n’a pas choisie et une mort
qu’on va probablement subir, nous qui ne savons ni le jour ni l’heure ?
Plaidoyer pour les petits bonheurs
Je crois profondément
que le bonheur, justement, c’est comme la vie : c’est du donné à recevoir,
c’est du cadeau à accueillir, c’est ce qu’on appelle une grâce.
Assoiffés que nous
sommes, errant le plus souvent dans le désert aride de nos circonstances, nous
risquons toujours de passer à côté des petites oasis qui peuplent nos solitudes parce que nous courrons
après les mirages qui miroitent à l’horizon sans jamais nous abreuver vraiment.
Ah ! ces petits
bonheurs, à portée de main, gratuits comme le soleil, tendres comme la lune.
* La nature
n’est-elle pas ce jardin toujours disponible à tous, quelles que soient nos
humeurs ou nos conditions de vie, qui nous offre toujours de quoi sourire, un
brin de bonheur, comme une petite branche de muguet le 1er
mai. ? La fleur sous la rosée, le parfum d’une violette au printemps, la
neige qui enrobe le silence glacé de tant de beautés, les étoiles qui nous font
signe mystérieusement –de si loin, tout là-haut-, le mariage du lac et de la
forêt, ces oiseaux qui chantent, pour qui sinon pour toi, pour moi : tout
cela c’est du bonheur semé comme de la petite monnaie au bord de nos chemins.
C’est un deuxième malheur que, même dans nos malheurs, nous ne soyons
plus capables d’apprécier le cadeau d’une rose, l’odeur du foin qui sèche, un
rayon de soleil dans le soir, et tant d’autres présents jetés sous nos pieds et
surtout devant nos yeux, par le Créateur lui-même, le plus génial des artistes
parce qu’il partage ses beautés gratuitement, avec tous.
* Mais figurez-vous, il y a encore mieux : je veux parler des arts.
Quel bonheur -et je
dirai même quelle consolation quand nous ne sommes pas heureux- de pouvoir contempler, si possible en
silence, les merveilles laissées par les artistes de toutes les
créativités ! N’avez-vous jamais été réconfortés par un opéra de Mozart,
par une cathédrale gothique en Ile de France ou baroque en Bavière ? Tant
de beautés, parfois surprenantes et déconcertantes, en pierre, en bois, en
bronze, en couleurs et en formes, en lettres aussi, en notes de musique,
changent nos larmes de tristesse en pleurs de joie, tellement c’est sublime,
indicible ?
Feuilletez le grand
livre des arts de toutes sortes. On n’en finit plus de contempler, de prendre
l’ascenseur pour le ciel, de se laisser apaiser par le rayonnement de tant
d’explosions esthétiques, qui touchent le coeur et réjouissent l’esprit. Un
vrai bonheur.
* Mais rien ne vaut, n’est-ce pas, des rencontres humaines.
Bien sûr, il y a les
grandes émotions de l’amour humain, fragiles, mais intenses. C’est un
célibataire qui vous parle : je suis toujours ému quand je rencontre une
famille où le bonheur susurre et parfois ruisselle ; je suis touché
jusqu’aux larmes quand je croise une femme enceinte ; il est si
merveilleux de voir des signes d’amour vrai dans les rapports humains, sans
compter l’amitié, qui est une des plus belles formes de l’amour.
Il y a des fontaines
de bonheur tout autour de nous, et nous ne savons pas les voir, ou nous n’osons
pas y boire. Cessons d’être réticents face aux petits bonheurs quotidiens,
quand ils sont sincères, authentiques, respectueux des autres, humbles dans
leur robe de clarté, ceux qui scintillent au fond des yeux d’un enfant, ceux
qui habitent nos silences, ceux qui soulèvent nos prières. Oui, la joie d’aimer
et d’être aimé -cœur, esprit et corps aussi- dans tant de rencontres plus
profondes que nos plus chers désirs, plus heureuses que nos plus tendres rêves.
Et quand surgissent les malheurs ?
Et alors, me
direz-vous, comment être heureux, quand ma famille éclate, quand j’apprends que
j’ai un cancer, quand mon ami s’est suicidé, quand je tombe au chômage, quand
mon enfant erre dans la drogue, etc… ?
Et puis tous ces
malheurs d’ailleurs, de très loin parfois, qui nous heurtent sans ménagement
sur nos écrans de télévision ou d’ordinateurs, les drames des autres qui –je
l’espère du moins- deviennent un peu les nôtres, puisque nous les savons, nous
les voyons : les tremblements de terre, les guerres, les violences, les
enfants qui meurent de faim -3 par minute-, les droits humains foulés au pied,
tant d’innocents maltraités, opprimés, humiliés, massacrés.
Comment revenir d’Auschwitz –j’y suis allé 4 fois, toujours avec des
jeunes- et croire que l’on peut encore être heureux ?
Je vous l’avoue
humblement : je n’ai pas une réponse toute faite, je ne comprends pas
toujours, je m’interroge –et j’interroge Dieu- sur tous ces malheureux
innocents et victimes. Je me mets en colère, je me révolte aussi.
Le bonheur paradoxal
Alors il m’arrive
d’ouvrir un vieux livre encore d’actualité, l’Evangile, au chapitre 5 de Matthieu.
Qu’est-ce que je trouve ? Des
béatitudes, des déclarations et en même temps des promesses de bonheur. Comment
ne pas s’y intéresser quand on recherche le bonheur, comme le tournesol le
soleil ?
J’y vois d’abord un
étrange portrait, le portrait de celui qui les a dites. Ce pauvre, ce doux, cet
humble, cet artisan de paix, ce cœur transparent, c’est Jésus tout crû. Et ce
lutteur pour la justice, ce grand miséricordieux et surtout ce persécuté,
calomnié, rejeté : mais c’est lui. Et il nous dit chaque fois :
heureux ! neuf fois heureux !
Ou il est fou, ou il
est Dieu.
Comment ça ? On
peut être heureux même quand on est pauvre en moyens, quand on mise sur la
non-violence, quand on croit à la pureté du coeur, quand on pardonne au lieu de
se venger, quand on prend les risques de combattre pour la solidarité au lieu de
se calfeutrer dans son confort égoïste, quand on accepte de souffrir plutôt que
de faire souffrir, quand on se met au service gratuit des autres –à commencer
par les plus pauvres- au lieu de profiter de toutes les occasions pour
s’enrichir, dominer, jouir, passer en tête en écrasant les concurrents ?
Alors, ce serait à notre tour de devenir dingue, d’être des fous ?
Jamais je n’oserais m’aventurer sur ce terrain-là, tellement contraire
aux usages courants, aux modes, à la publicité, aux instincts spontanés, s’il
n’y avait pas deux expériences qui me bouleversent encore : la victoire
pascale du crucifié et les exemples innombrables des saints.
La croix me répugne,
c’est le contraire du bonheur, je n’en veux pas, même si je sais, par la vie
-ma vie et celle des autres- qu’elle est inévitable dans toute aventure
humaine. Mais je la vois autrement, je finis par l’accepter, je suis prêt à
essayer de la porter –la mienne et celle
d’autres autour de moi comme Simon de Cyrène- si je regarde du côté du
dimanche, celui de Pâques, la victoire du crucifié.
Il n’y a de bonheur possible, dans les
souffrances et les épreuves d’ici-bas, que pascal et pentecostal, celui du
Christ malgré tout, celui de l’Esprit qui fortifie et dynamise l’aventurier de
l’humanité.
Le kit du bonheur
La visée est-elle
trop ambitieuse, l’excursion quasi impossible, à cette altitude ?
Certainement. C’est
pourquoi je crois qu’il nous faut prendre avec nous, pour une si rude randonnée
de vie, le kit de survie -et même tout simplement de vie- que le Seigneur a
prévu pour nous. Personne ne peut réussir la pénible grimpée du bonheur dans
les terrains du malheur sans être éclairé, nourri et accompagné.
* Eclairé : je
veux parler de la Parole de Dieu qui seule peut nous indiquer les sentiers
praticables malgré les obstacles inévitables. Il faut avoir une sacrée boussole
-ou plutôt une boussole sacrée- pour tenir le cap dans autant de brouillard et
de tempête.
* Nourri : car
il faut une nourriture substantielle et adaptée aux difficultés de l’aventure
pour tenir le coup jusqu’au bout, quand
ça fait mal de choisir les ingrédients des béatitudes –toutes coriaces-
comme idéal de vie. Il y a l’eucharistie, les autres sacrements. Et ce saint
Esprit qui, discrètement, souffle où il veut, autrement dit dans nos voiles
déployées pour accélérer le mouvement, surtout lorsque nous sommes fatigués par
la montée.
* Enfin accompagné.
Par celui qui nous a promis de demeurer avec nous jusqu’à la fin du monde, bien
sûr. On peut lui faire confiance. Mais il y a aussi les frères et sœurs en
Eglise. La communion des saints là-haut, mais aussi la communauté des hommes et
femmes en voie de sainteté ici-bas.
Que sont nos
communautés chrétiennes si elles ne sont pas l’espace humain où les chrétiens
–et d’autres aussi évidemment- peuvent trouver soutien, compassion, partage des
joies et des peines ? Nul ne devrait se sentir jamais seul, qui appartient
à la famille de l’Eglise, communauté des communautés et ferment de convivialité
et de fraternité dans la société.
L’Eglise, c’est la
cordée de l’Evangile, l’équipe des pratiquants des béatitudes qui se donnent la
main pour tenir sur la longueur et viser le sommet proposé par Jésus de
Nazareth, en donnant envie à d’autres d’entrer dans la danse de ce bonheur-là.
L’océan qui
déborde la soif
Mais reconnaissons-le
loyalement : tous ces bonheurs –même les plus spirituels, et d’ailleurs pas
toujours également partagés- ne nous suffisent pas encore. Il y a mieux, nous
voulons plus. Nous sommes des perpétuels insatisfaits, même quand nous disons
être heureux. Car même dans les expériences extrêmes de l’amour, s’il y a un
avant-goût du bonheur total, il demeure menacé et toujours éphémère. Nous ne
pouvons faire rimer amour avec toujours que dans les rêves ou la poésie, ces
ponts jetés vers un impossible et pourtant indispensable infini. Il nous faut
donc accepter de passer encore une fois -je dirais plutôt de pâquer- vers un
bonheur enfin aux dimensions de ce que nous sommes et de ce que nous
souhaitons, pour nous et celles et ceux que nous aimons.
La mort ne
serait-elle pas le mauvais côté de la naissance définitive, avec ses
arrachements inévitables, avec l’angoisse de l’inconnu, avec la divine surprise
d’arriver enfin là où nous devons être pour être heureux : en Dieu, dans
ses bras, dans sa maison ? Notre
soif de bonheur est telle qu’elle s’apparente à l’immensité de la mer, alors
que nous n’avons ici bas à notre disposition que quelques sources et quelques
fontaines. Nous sommes programmés pour le bonheur éternel. Rien ne peut donc
nous rassasier vraiment ici-bas, même s’il ne faut pas que la béatitude espérée
donne un goût de cendres aux petits bonheurs possédés. Bien au contraire. Reste
que le bonheur à la taille de notre appétit n’est rien d’autre que celui de
Dieu en nous, quand il sera tout en tous. Nous allons vers la béatitude
parfaite et éternelle. Ce qui signifie que ce n’est pas encore arrivé. Ce qui
veut dire surtout que la promesse est ferme et l’issue certaine, puisque c’est
Dieu lui-même qui a mis en nous la soif parce qu’il est lui-même l’océan.
Et pour cela, comme
pour la vie au départ, il nous faut accepter de tout recevoir, de ne pas
conquérir l’impossible des hommes, mais d’accueillir humblement le possible de
Dieu. Alors seulement nous serons vraiment heureux, de ce bonheur de
surabondance trinitaire qui fait la joie du poisson nageant dans l’océan de
l’Amour majuscule. Tellement submergé d’amour, tellement rassasié de vie,
tellement débordé par la joie, tellement irradié par la gloire !
Quels que soient les
chemins –sentiers de montagne ou autoroutes- qui auront marqué notre itinéraire
ici-bas, nous parviendrons tous au sommet du bonheur, dans l’inaccessible et
pourtant réelle communion de la béatitude, le rendez-vous de notre être avec
Dieu lui-même.
Dieu ma joie !
Claude Ducarroz
Cet article a paru dans la revue « Choisir » de juillet-août
2013 pp. 16-19.
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