Le
couple…le mariage…la famille
"Ce mystère est
grand". (Ep 5,32)
Quel mystère?
C'est un peu mon "Ce
que je crois", quelques convictions qui guident mon ministère. Je ne
prétends à aucune infaillibilité, je ne veux donner aucun modèle qui pourrait
être une recette ou semblerait un reproche à quiconque.
Raoul Follereau disait que, pour avancer dans la vie, il
faut accrocher sa charrue à une étoile.
Sans décoller du réel, je voudrais désigner et explorer un
peu l'étoile, celle qui brille dans le ciel de l'Evangile, parce je crois que
toute notre pastorale - celle des laïcs, celle des diacres et des prêtres -
consiste à atteler des vies à cette charrue pour que les couples et les
familles, comme dit Jésus, "portent
du fruit, et un fruit qui demeure… qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en
abondance… qu'ils aient cette joie que personne ne pourra ravir." Ev. de Jean.
Ouvrons la géode, contemplons et décrivons un peu ce
qu'elle recèle au dedans.
Ephésiens 5 appelle cela "un grand mystère" (Eph
5,32). L'intérieur de la géode n'est pas
une autre pierre, mais son secret, son mystère.
I.
Une certaine anthropologie
Partons de l'être humain, de la personne humaine,
simple, toute nue.
Beaucoup, dans notre pastorale, dépend de notre vision
anthropologique, autrement dit de la réponse que nous donnons à l'interrogation
du psaume 8,4-5 "Qu'est donc l'homme
pour que tu t'en souviennes ? Le fils d'Adam, que tu veuilles le visiter."
L'être humain est un
être à 4 dimensions :
• pas 4
parties séparables ou démontables comme les éléments d'un lego,
• mais 4
paramètres vivants qui constituent notre identité profonde,
• au point
que je me mutile ou je mutile l'autre si j'en oublie, ne serait-ce qu'un seul.
Nous sommes
1. un corps sexué
|
Je suis mon corps.
C'est ma richesse et ma pauvreté.
|
Déjà l'autre m'est
nécessaire, pour exister et pour faire exister d'autres.
|
2. un esprit qui
parle
|
Je pense et je dialogue.
Je cherche.
|
C'est le langage,
la communication. |
3. un cœur qui
aime
|
Les sentiments,
les émotions, les rires, les larmes. |
J'ai du coeur.
|
4. une âme qui
trouve ou donne un sens à sa vie
|
mes pourquoi, mes
questions et réponses.
|
C'est la dimension
métaphysique.
|
Merveilleuse alchimie humaine que nous sommes et qu'il nous
faut aimer. C'était très bon (Gn
1,31). A peine le fis-tu moindre qu'un
dieu. Tu le couronnes de gloire et de beauté (Ps 8,6). Tel est l'avis de
Dieu lui-même.
Aujourd'hui, dans notre société, je crois que l'enjeu et le
défi sont d'abord dans la façon dont on regarde et interprète la dimension
corporelle en lien avec les autres dimensions.
II.
La personne comme chair
Et peut-être, changeons de vocabulaire, empruntons celui de
la Bible : la chair d'une personne qui est bien plus que son corps dans le
monde, dans ses relations.
C'est le mot " sarx".
Cf. A.T. (197 fois), par exemple en Gn 2,23 "Os de mes os, chair de ma chair; ou
en Gn 2,24 "ils ne seront qu'une
seule chair."
Cf. N.T. (133 fois) par exemple en Jn 1,14 "Le Verbe s'est fait chair"; Jn 6 "Celui qui mange ma chair..." Ou alors "la
résurrection de la chair" du Credo.
La chair, qu'est-ce que c'est ?
• c'est d'abord moi - je suis ma chair
animée, vivante, dans la rencontre nodale de la matière et de l'esprit pour
constituer la
personne. Telle est mon identité unique, celle des autres
aussi, ce que les sciences génétiques permettent de repérer maintenant.
• C'est aussi mon lieu d'épiphanie : je me
donne à voir, à connaître, c'est le lieu d'une révélation de la personne,
surtout par le visage - je me laisse envisager et j'en-visage l'autre. Dans le
visage, il y a voir, entendre, parler, sentir: tout ce qui me permet de
franchir le fossé des êtres en respectant les autres.
Dans ces communications et ces échanges,
l'événement des rencontres par la chair et ses sens devient des avènements de
l'autre à moi, de moi à l'autre, un partage mystérieux. En nous donnant par nos
chairs, nous devenons chers l'un à l'autre, nous nous aimons, nous existons
l'un pour l'autre.
• C'est aussi le lieu de la fête, dans l'alliance du bonheur et des
plaisirs, dans la vibration des personnes sous la transfiguration de l'amour
(cf Cantique des cantiques ). Il y a un bel
érotisme humain.
• C'est aussi le lieu d'une ouverture sur la
communauté que je puis construire à partir de la chair sexuée. Mon identité et
l'accueil de l'altérité donnent une fécondité extraordinaire dont l'enfant est
le signe le plus fort parce qu'il est une chair habitée par de l'éternel, en tant que promis à la Pâque.
Serait-ce impossible ? Trop beau ? Non, s'il y a l'amour de
soi et des autres. On "fait l'amour" de multiples manières. Car
l'amour est toujours à construire. Il est un vaste chantier permanent.
III.
Un mystère à 7 faces
Sur ce panorama de beauté fragile, de grandeur humble,
d'idéal toujours menacé, de chantier fait d'amour, mais aussi de pardon, de
commencements en recommencements
• pour être soi-même
• pour entrer en communion avec l'autre, les
autres,
• pour augmenter le niveau d'amour, et par
conséquent, de bonheur dans ce monde.
Que
deviennent les couples, le mariage, la
famille?
Je vous dis ce que je crois, à la lumière de l'Evangile,
parce que souvent les couples à qui je le disais - avec délicatesse - m'ont affirmé
: pourquoi on ne nous a pas dit cela plus tôt ?
Ce mystère est grand (Eph 5,32) comme don (d'abord une
grâce), comme promesse (toujours devant) et comme programme (éthique et
mystique).
1. "Faisons
l'homme à notre image…" (Gn 1, 27-28).
L'homme (homme et femme) est une icône de Dieu, sa plus
belle signature en ce
monde. Mais une icône de Dieu-Trinité, avec l'alliance de l'unité
et de l'altérité en vue de la fécondité. Comme
Amour tripersonnel, Dieu constitue éternellement la première
"famille". Et en conséquence, chaque
famille est appelée à vivre
quelque chose de ce divin mystère en ce monde.
C'est un grand défi à relever: mixer de multiples mixités dans
l'amour, allier l'unité avec le respect de l'altérité et l'ouverture
dérangeante de la fécondité (cf. les enfants).
Il y a des pièges, bien sûr: l'égoïsme, l'utopie de la fusion,
le manque de respect (l'utilisation de l'autre comme objet), la domination par
le chantage ou la violence, la stérilité du coeur.
Tout ce qui aide à équilibrer les éléments positifs dessine
mieux l'image de Dieu en ce monde. Les sciences humaines nous y aident, ainsi
que toutes les petites solidarités vécues au quotidien.
2. "Je
conclurai pour eux une alliance, je te fiancerai à moi pour toujours dans la
tendresse et la miséricorde" (Os 2, 20-21).
Ils échangent des alliances, les amis, les fiancés, les
mariés.
Dieu s'est servi des paraboles conjugales et familiales pour
exprimer l'alliance tumultueuse avec son peuple (cf. Osée, Isaïe, Jérémie).
On peut faire le chemin dans l'autre sens : il y a du divin,
une parabole de l'amour de Dieu pour l'humanité, dans l'amour conjugal et
familial... imparfaitement ! Il y a là un signe incarné, une sorte de sacrement
de l'alliance.
Nous nous intégrons aux noces de Dieu avec nous :
quand
nous nous aimons en vérité,
quand nous
nous donnons pour montrer notre amour,
quand nous
pardonnons, comme dans l'aventure de l'Alliance sans cesse à reconstruire.
3. "Ils trouvèrent
Marie, Joseph et l'enfant" (Lc 2,16)
Il est
venu dans une famille, une vraie famille.
Le Verbe s'est fait chair dans le sein d'une femme, sans
géniteur humain, mais en choisissant d'avoir un vrai père, Joseph, en
partageant la vie d'une famille très ordinaire à Nazareth, avec ses joies, ses
peines, ses drames, ses crises et même ses fugues.
Sans être parfaite, toute famille trouve sa place dans cette
famille-là.
Tous ceux, toutes celles qui vivent comme le Christ suivent le
chemin de Nazareth. Ils ne le savent peut-être pas (encore), mais Jésus est
avec eux. Il établit des connivences avec nous, des complicités qui nous
précèdent et nous accompagnent.
4. "Qui
est ma mère, qui sont mes frères...?" (Mt 12, 48-49)
Etait-ce
une rupture ? un rejet ?
Ce fut plutôt
une ouverture : la famille de Jésus s'ouvre sur d'autres familles. C'est
l'embryon de l'Eglise. Les familles
constituent une nouvelle famille : les disciples, puis la première communauté
chrétienne (cf. la présence de Marie au Cénacle à la Pentecôte, avec les
apôtres et la communauté des frères et sœurs). Ainsi nos familles sont-elles
appelées à vivre des ouvertures sur la société (du voisinage jusqu'à l'humanité
planétaire). C'est le sens du mariage civil. De même aussi pour les engagements
dans l'Eglise, la famille des familles. Toute famille est "catholique" par vocation.
Dans un
contexte d'individualisme et de repli, tout ce qui va dans le sens de l'ouverture
sur le
large est une bénédiction. On peut le faire redécouvrir à propos du mariage
civil.
Et
montrer comment le mariage à l'église est surtout un mariage en Eglise, qui
fait Eglise.
5. Le sacrement "de l'alliance
nouvelle et éternelle" (à chaque messe)
Il y a 2 sacrements de l'alliance : le mariage et
l'eucharistie. Ils sont en communion l'un avec l'autre, ils s'appellent, ils
s'attendent, ils cherchent à se marier, même s'ils ont parfois de la peine à se
reconnaître et à se rencontrer.
Dans la communion
comme dans le mariage, il y a union sans fusion, il y a respect et rencontre
des altérités par le (mystère) signe de la chair donnée, du corps offert et
reçu sous les espèces d'un partage, pour communier dans l'Amour qui est
l'Esprit.
Pour
moi, les plus beaux moments de la préparation au mariage consistent en ceci:
faire
redécouvrir et le plus souvent découvrir ou au moins deviner cela, à savoir
qu'il y a
de
l'eucharistique dans le mariage et du conjugal dans l'eucharistie.
Ce mystère se
ranime -comme on le fait pour une flamme- à la messe de mariage au moment de la communion au corps et au sang du
Christ. Il est ranimé lors de toutes les autres communions, et singulièrement
lors des messes "en famille" et par la prière à la maison.
6. A travers de multiples passages... la Pâque
dans leurs vies
La famille est un nid de Pâques.
Que de passages pour faire ou refaire
un couple !
Les conjoints sont toujours en exode,
toujours des apprentis, toujours des passants.
Et on peut toujours recommencer.
On construit toujours avec des pauvretés partagées.
Ces jeunes mariés ont dû passer
1. de la possessivité anxieuse à l'oblativité
libératrice,
de l'Eros-Désir
par la Philia-Amitié jusqu'à l'Agapè-Amour
2. à l'altérité en décrochant de la possession immédiate
pour sceller une communion dans
la
différence, car aimer, c'est toujours deux pauvretés qui se rencontrent et se
transfigurent, deux tendresses (= faiblesses) qui entrent en résonance;
3. du désir pulsionnel au choix libre,
de l'autre imaginaire à l'autre réel;
4. de l'émotion momentanée à la relation
stable;
de la sensation fugace à la décision ferme
5.
à travers de multiples passages, qui exigent tous du temps, celui d'un
perpétuel apprentissage.
Car telle est la loi pascale de l'amour: je
reçois mon être au moment où je le donne.
Et les
étapes de la vie: que de passages, y compris à travers les crises et les
pardons.
Et les
enfants qui nous font tellement "pâquer".
7. "Il
y a beaucoup de demeures dans la maison du Père" (Jn 14,2)
"L'amour
ne passera jamais" (I Co 13,8).
Il y a
de l'éternel dans toute expérience d'amour vrai.
La
visée amoureuse, conjugale et parentale pointe au-delà de la mort. La vague de
l'amour
porte au-delà de la finitude.
La
flamme ne s'éteindra jamais. Je t'aime, ça signifie: je ne veux pas que tu
meures.
A preuve: les enfants allumés à la vie éternelle et ces relations qui se retrouvent transfigurées,
éternisées, comme on le discerne chez certains vieux amoureux.
IV. Une pastorale pour faire
réussir l'amour et le bonheur
Elle suppose:
1. Un accueil chaleureux avec joie, non avec
soupçon ou cynisme.
2. Un climat de confiance, de sincérité qui
permette peu à peu les
confidences, entre autres pour pouvoir
exprimer les souffrances, certaines expériences d'Eglise, puis des questions de
fond.
3. Un regard positif sur l'événement qu'ils
vivent, autrement dit: avoir un préjugé favorable.
Ils ont franchi déjà beaucoup d'obstacles
(en eux et autour d'eux)
- les fréquentations
- le mariage civil
-
la décision du mariage à l'église.
Je
sens très souvent que cette démarche religieuse correspond pour eux
au sentiment de vivre un amour qui les dépasse, quelque chose de sacré, d'où
la demande d'une bénédiction.
4. Une image d'Eglise qui soit
*une complice lucide et exigeante de leur
projet de vie et non pas une instance
moralisatrice, culpabilisante et désespérante,
*une amie de leur bonheur et non
pas une marâtre jalouse ou chagrine.
5. Une collaboration avec les laïcs dans les
divers mouvements comme le CPM, les END, les E3A etc. Il n'est plus possible
que des prêtres (célibataires) préparent seuls les fiancés au mariage. Nous
sommes après Vatican II !
6. Une remise en question personnelle et
intérieure de nos relations avec les femmes, avec les enfants, avec notre
sexualité, notre célibat, nos amitiés. Et ça ne peut nous faire que du bien.
7. La recherche d'une meilleure pastorale
*en amont, avec ce qu'il y a avant le
mariage (cf. catéchèse, groupe de jeunes etc.)
*en aval : quel "service
après-vente" en Eglise et dans la société ?
Conclusion: la pastorale de
Cana ( Jn 2,1-11).
Jésus est
invité à cette noce villageoise.
Jésus s'invite
à nos noces, même quand nous oublions de l'inviter !
Avec sa Mère,
si possible avec ses disciples, qui représentent l'Eglise.
Il manque
toujours quelque chose à la
fête. Car tout mariage est imparfait.
Jésus prend
l'eau de notre fontaine humaine, si complexe, si mélangée. Il en fait le vin
d'un amour plus grand, plus beau que ce qu'on peut imaginer, un vin au goût de
fête et de joie. Peut-être le goûteront-ils plus tard. Ce vin d'Evangile
demeure là en réserve pour eux, pour leurs enfants. Et ça peut être le vin de
l'Eucharistie.
Certains le
savent... d'autres pas ! Mais le signe est là, pour la gloire gratuite de
Dieu, pour la foi en Jésus... peut-être.
Je suis pour
la pastorale de Cana: "Puisez maintenant et allez l'apporter" (Jn
2,8)
Claude
Ducarroz
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