Homélie
3ème dimanche de Carême
Jean 4,5-42
Au camp de concentration d’Auschwitz. Primo
Levi –un juif italien- se retrouve à côté de Lorenzo, un italien chrétien qui
lui donne chaque jour une partie de sa maigre ration de pain afin qu’il puisse
survivre. Et il a survécu. Primo Levi a raconté : « C’est grâce à
Lorenzo que je suis en vie aujourd’hui. Pas tant à cause de son aide
matérielle, mais par sa présence et sa manière simple d’être bon. Il m’a
constamment rappelé qu’il existe encore un monde en dehors du nôtre, quelqu’un
qui est encore pur et intègre, ni corrompu ni sauvage, comme une vague
possibilité de bien pour laquelle il valait la peine de survivre. Grâce à
Lorenzo, j’ai pu ne pas oublier que j’étais encore un homme. »
Un autre juif, Jésus de Nazareth. Près de Sykar, en Samarie, il arrive fatigué,
il est midi, il a soif. Une femme vient puiser de l’eau à la source. Jésus lui
dit : « Donne-moi à boire. » Normalement, rien n’aurait dû se
passer. Il est juif, elle est une hérétique samaritaine ; il est un homme,
elle est une femme ; il a la réputation de la sainteté, elle en est à son
sixième mari.
Et soudain, tout
change, et pour lui, et surtout pour elle.
La source de la vraie vie et le feu du pur
amour sont en lui. Et c’est lui qui a soif, qui a besoin d’elle, qui lui
demande humblement à boire. Elle a tout à recevoir au creux de son existence
bousculée, au fond du puits asséché de son désir d’aimer et d’être aimé. Quelqu’un
qui a tout, qui est tout, lui fait l’honneur de se présenter à elle comme un
mendiant, avant de se proposer délicatement comme la source vive dont elle a
tant besoin, sans le savoir encore.
L’amour, c’est toujours deux pauvretés qui s’apprivoisent
et se rencontrent pour faire une richesse partagée. On ne peut nouer une relation
solide que si l’on s’offre dans le respect et l’humilité. Jésus l’a fait. Et
par là, il rend sa dignité à cette femme, il inaugure un dialogue fraternel, il
transfigure sa pauvre vie. Jusqu’à la foi, jusqu’à la mission, jusqu’à la joie.
Souvenez-vous. Un autre jour, Jésus a exprimé
le même besoin, encore plus dévorant, plus proche de celui de son compatriote
Primo Levi. Sur la croix, il a dit d’une voix forte : « J’ai
soif ». Et l’un des soldats lui présenta une éponge remplie de vinaigre.
Et quand il eut pris le vinaigre, il ajouta : « Tout est
accompli ». Et il remit l’esprit. Attention : pas seulement
« expirer », mais remettre, transmettre son Esprit, nous donner son
Esprit.
Comme la femme anonyme de Samarie avait été ré-enfantée
à une vie nouvelle dans l’échange autour du puits à partir de la soif de Jésus,
nous aussi, nous sommes les enfants de sa soif sur la croix. Et il nous a remis
son esprit dans notre baptême, comme il nous le redonne à chaque communion.
Nous l’entendrons tout à l’heure : « Humblement, nous te demandons qu’en
ayant part au corps et au sang du Christ, nous soyons rassemblés par l’Esprit
Saint en un seul corps. »
Cet Esprit, celui du puits et celui de la
croix, c’est un cadeau gratuit, donc offert à tous, même aux hommes et femmes
pas toujours conformes aux règlements de la société ou aux règles de l’Eglise.
Mais cet Esprit, une fois donné et une fois
accueilli, ne nous laisse pas tranquilles. Tandis qu’il vient combler nos faims et soifs les
plus profondes, il ouvre aussi en nous de nouvelles faims et de nouvelles
soifs.
Il nous comble en nous assurant que Dieu nous
aime puisqu’il est amour, et rien qu’amour. Se savoir aimé de Dieu, malgré nos
pauvretés et nos misères, n’est-ce pas encore mieux que le pain d’Auschwitz,
celui qui a goût d’eucharistie, le pain de la vie éternelle ? Mais en même
temps, des questions s’imposent à notre conscience et titillent nos quiétudes
pour les transformer en salutaires inquiétudes.
Quelle ta soif essentielle ? Le confort,
les richesses matérielles, la boulimie des plaisirs épidermiques, le pouvoir
dominateur, les subtils parfums de l’orgueil ? Ou la recherche d’un sens
ultime à la vie, qui puisse te faire goûter un bonheur simple en contribuant au
bonheur des autres ? As-tu déjà été Lorenzo pour un Primo quelque
part ?
As-tu
déjà expérimenté la joie de partager puisque, selon Jésus de Nazareth,
« il y a plus de joie à donner qu’à recevoir » ?
Nous nous sentons tous des samaritaines en
quête d’amour, en désir de salut. Et nous savons mieux maintenant, à partir de
l’expérience de cette femme sans nom au bord du puits de Sycar, où se trouvent
la vraie source, l’eau pure qui peut jaillir en nous en pardon, en renouveau,
en résurrection. Un passage, un message, un visage à la margelle de notre
puits : Jésus de Pâques, celui qui continue d’avoir soif…de nous.
Mais nous pouvons aussi, comme la petite
porteuse d’eau de Samarie, faire déborder sur d’autres la surabondance de la
bonne nouvelle, par la parole et par les actes, avec une présence à double effet.
Beaucoup de Samaritains crurent en Jésus à cause de la parole de la femme. Mais
un peu plus tard : « Ce n’est plus à cause de toi que nous croyons.
Nous-mêmes, nous l’avons entendu et nous savons que c’est vraiment lui le
Sauveur du monde. »
Avec notre faim et avec son pain, avec notre
soif et avec son Esprit, il y a toujours une belle aventure à vivre près de nos
puits d’humanité.
Ah ! si nous savions le don de Dieu !
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