Dimanche des Rameaux
Une petite phrase de quatre mots. Puis un grand
cri. Et enfin le silence.
La phrase d’abord : Eli, Eli, lama
sabactani. Un verset du psaume 22. Même pas des paroles personnelles : la
citation d’un psaume, la prière d’un autre. Avec ce terrible
« pourquoi », et le sentiment de l’abandon. Par Dieu lui-même.
Il y a quelque chose d’étonnant, voire de
déconcertant, dans ces quelques mots relatés par l’évangéliste Matthieu. Dans
la bouche de Jésus, le Fils de Dieu, on se serait peut-être attendu à des
paroles plus vaillantes, plus édifiantes, plus confiantes. Eh ! bien
non ! Il est là sur la croix, humain, très humain. Car sa divinité
n’éteint pas son humanité. Elle l’exalte ; elle l’exaspère même. Il nous
ressemble tellement ! Il souffre, comme un homme, et même davantage.
C’est déjà extraordinaire dans ce
contexte : il s’adresse encore à Dieu. Il prie avec ces psaumes qui
peuvent servir à tout, y compris aux questions les plus graves :
pourquoi ?
Tout en le disant avec ce préambule qui change
tout : Eli, Eli, mon Dieu, mon Dieu. Deux fois cette interpellation, comme
l’enfant qui se tourne vers son père, parce qu’il ne comprend pas. Mais c’est
encore et toujours à lui qu’il s’adresse. A qui voulez-vous que ce soit
d’autre ? Il ne reste que lui, dans un élan fait à la fois de douleur
désespérée et finalement d’abandon presque enfantin.
Car on a le droit de tout dire à Dieu, nous
aussi, dans nos solitudes ici, dans nos deuils incompréhensibles, dans nos
maladies imprévues, dans les cruautés de la guerre, de la faim, de la violence
et du rejet.
Oui, le lui dire, même nos questions sans
réponses, qui griffent l’intelligence et broient le cœur. Mais le dire à lui, à
Dieu : Eli, Eli, mon Dieu, mon Dieu. Le dire en notre nom et au nom de
tant d’autres qui n’y croient plus, qui ne savent plus que dire, qui ne prient
plus. Comme on ose le répéter chaque fois au cœur de la messe en appelant le
sang du crucifié, « versé pour nous et pour la multitude ».
Et puis un grand cri, de là haut, sur la croix.
Le Verbe fait chair aurait encore tant à dire, mais il ne trouve plus les mots.
La Parole est privée de parole. Il lui reste seulement ce qui contient tout,
sans plus rien dire : le cri. Il avait encore prié. Maintenant il crie, avec
un reliquat de voix sans signification autre que le cri lui-même.
Ce que seul Dieu, finalement, peut entendre et
comprendre, comme un secret du Fils qui se jette sur le cœur de son Père pour s’y déposer tout entier, dans une
mort qui ressemble à un accouchement.
Dieu de Jésus Christ : écoute, entends,
comprends les cris qui montent de notre terre labourée par les armes qui tuent,
les égoïsmes qui affament, les pouvoirs qui oppriment, les orgueils qui
excluent ou méprisent. On crie, Seigneur. On prie, mon Dieu, Eli, Eli.
Ouf ! Enfin le dernier souffle, et ce
silence immense comme l’océan. C’est fini, ou plutôt tout commence et
recommence. Quand le Sauveur expire, c’est infiniment plus que lâcher son
dernier souffle. C’est le souffler sur le monde, sur nous.
C’est l’offrir comme un ultime cadeau. Jésus
s’efface parce qu’il se donne entièrement. Dans ce souffle-là est caché
quelqu’un, celui qu’on nomme aussi le souffle, l’Esprit Saint. Il y a de la
Pâque dans cette mort, il y a de la Pentecôte dans cette expiration.
Jésus expire pour nous permettre enfin de
respirer la vie éternelle, l’amour plus fort que tout ce qui le contredit. Une
joie secrète soupire au creux de ces larmes, un parfum de divine tendresse
transfigure les dernières gouttes de sang.
Et toujours ce silence qui enrobe tout de son
mystère, comme dans le sein maternel de Dieu qui va bientôt donner naissance à
la résurrection, celle de Jésus et la nôtre.
Et nous sommes tous là, au pied de la croix,
d’une façon ou d’une autre. Avec toute l’humanité dans les douleurs de son
enfantement.
Prions !
Crions ! Faisons silence !
« Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus.
Nous célébrons ta résurrection. Nous attendons ta venue dans la gloire. »
Claude
Ducarroz
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