lundi 4 mars 2013

Le christianisme a-t-il un avenir?


Claude Ducarroz





L’AVENIR DU CHRISTIANISME





Sur le vif…

Le christianisme dans son acception la plus large, je l’ai rencontré hier soir lors d’une préparation au baptême.

Il y avait là d’abord des couples engagés comme témoins. Plusieurs font partie d’Eglises différentes, ceux qu’on appelle des « couples mixtes », en l’occurence composés d’un catholique et d’un protestant.

L’une des mamans était franchement catholique et même pratiquante avouée. Il y avait un parrain de confession protestante dont la foi était fort vague et le Dieu décrit avec des majuscules : une Force, une Energie, un Amour, une Vie. Il y avait aussi des catholiques qui s’affirmaient tels, mais qui aussitôt ajoutaient prudemment « Nous sommes non-pratiquants ». Il y avait encore un monsieur très éclectique qui broute à tous les râteliers de la spiritualité, très au fait d’ailleurs des diverses religions. Il y avait aussi une maman venue du tiers-monde, qui avait été baptisée à l’âge de 28 ans. Elle a dit regretter de n’avoir pu l’être plus tôt et elle ajouta la raison : « Notre famille était trop pauvre pour organiser une fête de baptême ». Et enfin, il y avait deux parents divorcés qui présentaient leur enfant, des divorcés non encore remariés.

Voilà la palette des chrétiens plus ou moins chrétiens, de différentes confessions, la palette de christianisme que j’ai rencontrée hier soir.



Le christianisme des Eglises

Le christianisme ! Quel est ce christianisme dont nous parlons ? Est-ce l’Eglise sous la forme des Eglises et des communautés ecclésiales ? Un christianisme bien étiqueté et bien affirmé. Certes, il existe.

Je pense à ces communautés de croyants qui professent la foi apostolique et la redisent chaque dimanche avec plus ou moins de conviction. Je songe à ces communautés avides des sacrements célébrés dans les différentes liturgies. Je pense à ces rassemblements de prière, plus ou moins bien fréquentés mais tous placés sous le label chrétien de telle ou telle Eglise. Ils sont des croyants qui mènent des actions bien brevetées comme chrétiennes.

Voilà un type de christianisme qui, chez nous, avait jadis beaucoup de visibilité et d’influence. Il faut le reconnaître : maintenant ce christianisme-là est en forte diminution. La « pratique religieuse », appelée traditionnellement ainsi, est en baisse très inquiétante. Nous retournons peu à peu à la dimension du levain, minuscule dans une grande pâte humaine. C’est le « petit troupeau » dont parlait Jésus dans l’Evangile (Cf. Lc 12,32), un christianisme qui se rapetisse quant à la quantité, quant au nombre recensé.

Mais dans ce christianisme-là, il faut reconnaître qu’il y a des apports libres très impressionnants. Je pense encore à ces couples animateurs dans la préparation aux divers sacrements. Un peu partout se lèvent des chrétiens qui, sur appel ou spontanément, s’engagent dans les communautés, prennent en charge leur avenir en toute responsabilité baptismale. On le voit en particulier lorsqu’il y a des crises dans telle ou telle communauté. Ces communautés continuent de vivre et parfois encore plus intensément qu’avant.

Les gens de ces communautés chrétiennes ont des exigences très élevées en spiritualité, en prières, en nourriture évangélique, que ce soit par la Parole ou par les sacrements. Ce sont des chrétiens qui s’affichent et travaillent, mais aussi demandent autant qu’ils donnent. Chez les catholiques, il faut le reconnaître, ce sont surtout des laïcs depuis le Concile Vatican II. Les services assumés par les laïcs dans nos communautés sont vraiment impressionnants. Il me semble que cette montée en force des laïcs chez nous est une chance dans la mesure où elle intègre la dimension œcuménique parce que l’apostolat des baptisés, c’est l’apostolat de tous les chrétiens.

Un phénomène nouveau est apparu, qui cherche encore sa voie et, par conséquent, doit être encore vérifié. C’est l’émergence des « nouvelles communautés », ainsi nommées parce qu’elles proviennent de milieux charismatiques très étiquetés, avec des fondateurs - d’ailleurs souvent laïcs- qui exercent un ministère de direction et de discernement. Il faut le reconnaître : ces nouvelles communautés sont particulièrement vivantes, qu’elles soient tournées vers la spiritualité, vers la formation ou vers l’engagement dans le monde au nom de l’Evangile. Mais je dois dire qu’elles ont encore besoin de mûrir, de se confronter au réel, de manifester leur persévérance dans la durée. Il ne faut pas éteindre l’esprit de prophétie mais, comme dit l’apôtre, discerner ce qui est bon et le retenir (Cf. I Th 5,19-21). Nous sommes à l’heure des bourgeonnements, des premières fleurs, peut-être même des premiers fruits. Mais pour savoir quel avenir ont ces communautés et quel futur elles offrent à l’Eglise, je crois qu’il faut encore attendre un peu.



La christianité

Le christianisme, c’est aussi autre chose de plus large. J’appellerai cela d’un vocable nouveau : la christianité.

La christianité, pour moi, ce sont d’abord les « ex » des communautés, à savoir des gens qui ont grandi dans des communautés chrétiennes, qui ont souvent reçu en elles une formation, une catéchèse, parfois ont même exercé des responsabilités en leur sein. Mais, aujourd’hui, ils s’en sont détachés, ils s’en sont éloignés. La christianité, je la trouve parmi ces chrétiens critiques, déçus, que j’ai appelés ailleurs « cabossés ». Ils se sentent en malaise d’Eglise parce qu’ils ont été plus ou moins exclus ou se sont sentis exclus à un moment donné. Cela fait quand même un gros tas de croyants qui se disent non-pratiquants, mais qui ont beaucoup reçu des Eglises jadis, qui s’y réfèrent encore par tradition. Ils en vivent les valeurs de base. Ils ont peut-être gardé de leur pratique religieuse une religiosité, des réflexes de piété. Beaucoup prient encore. Oui, on les entend nous dire « Je ne vais pas à l’église, mais je prie chez moi » ou alors « Je vais à l’église justement quand il n’y a personne ». Il y a là tout un peuple très nombreux qui est encore dans le rayonnement des Eglises, mais qui se trouve marginal par rapport à leurs structures et à l’écart de leurs rassemblements.

Ces hommes et ces femmes ont une certaine morale puisée dans les vertus reçues en Eglise, une certaine manière de se comporter avec honnêteté, avec justice, en mettant l’accent sur l’amour. Ce sont des chrétiens issus des communautés, mais sans communauté actuelle.

Certains sont des occasionnels ; ils nous confient leurs enfants pour la catéchèse et les sacrements. Ils veulent bien transmettre encore quelque chose de l’héritage chrétien, de la tradition qui les a marqués, mais ils ne veulent pas être inféodés à un système obsolète à leurs yeux. Ils sont nombreux, même si évidemment leur nombre baisse aussi dans la mesure où la première catégorie diminue.

Ce qu’ils attendent de l’Eglise de leurs souvenirs et de leur enfance, c’est un certain accueil, car ils en ont encore besoin. Une sympathie au moins sporadique et surtout une absence de jugement. Ils sont des chrétiens du seuil, du parvis. Ils sont comme sortis de la nef de l’église mais ils regardent encore de temps en temps à l’intérieur ou viennent subrepticement participer à telle ou telle célébration occasionnelle. Ils sont les chrétiens de la première zone périphérique.



Le christianisme dans la cité

Troisièmement, j’appellerai encore « christianisme » la fécondité de l’Evangile et du témoignage des chrétiens dans le monde, ce qu’il reste de cette contagion évangélique dans la société au-delà même de ceux qui se rattachent au christianisme ou se souviennent des Eglises. Le christianisme comme vitalité existe au-delà même des Eglises et des chrétiens eux-mêmes. C’est un certain rayonnement qui éclaire la route d’une société, qui indique des valeurs à une civilisation, qui transfigure les réalités humaines les plus quotidiennes en leur donnant un sens, en les illuminant discrètement du dedans, en les corrigeant parfois. Ce christianisme sécrète un certain type de critères et de comportements.

Bien sûr, il y a dans ce christianisme diffus, qui a peu à peu investi la société, beaucoup d’ambiguïtés.

Les droits de l’homme, par exemple. Il est prouvé, n’est-ce pas ? que ces droits ont pu émerger et s’imposer dans un terreau imprégné de christianisme à partir d’une certaine définition de la personne comme être « sacré » et pôle incontournable de la société. Mais nous savons aussi que, d’une part ces droits se sont parfois imposés contre l’avis de l’Eglise et contre une certaine militance des chrétiens antidémocratiques et, d’autre part, nous constatons que dans l’Eglise elle-même ces droits ne sont pas toujours reconnus et vivants. Et surtout nous voyons qu’il y a toujours de nouveaux esclavages à l’horizon, de nouvelles dictatures, de nouvelles guerres. Il reste que les droits de l’homme sont un des enfants naturels du christianisme même si les Eglises ont eu de la peine à les reconnaître.

Il y a aussi dans les domaines de l’écologie et de la médecine toutes sortes de progrès qui, je le crois, sont dus en partie au rayonnement de l’Evangile. Finalement l’homme debout, l’homme qui se tient bien dans son environnement, cette relation de l’homme avec l’univers ressort de la Bible où la création est comme un jardin pour ce grand jardinier libre et responsable qu’est l’être humain. Tout cela se traduit maintenant par cette montée des valeurs écologiques.

On peut parler aussi de la médecine. La thérapeutique audacieuse ne vient-elle pas de l'Evangile, quand le Christ Verbe incarné assume lui-même un corps, guérit des corps ainsi que des esprits et promeut finalement la dimension physique de l’homme à l’intérieur même de la Résurrection ? Le regard positif sur le monde et sur l’homme créés bons guide, je crois, même inconsciemment, les progrès des sciences et des techniques pour le bien-être de l’homme. Même si – et là il faut toujours émettre quelques bémols – on peut accuser l’Eglise ou les Eglises d’avoir injustement traité par exemple la sexualité et d’avoir peut-être freiné certains progrès dans le domaine des recherches psychologiques et psychiatriques. Restons humbles !

Mais aujourd’hui, à l’heure où, dans ces secteurs d’activité, il y a aussi beaucoup d’apprentis sorciers, est-ce qu’il n’est pas nécessaire de retrouver des repères, de mettre en évidence des priorités ? Dans cette recherche d’une bio- éthique, d’une éthique de la vie, les valeurs de l’Evangile n’ont-elles pas encore toute leur chance ?

Parlons encore de la sexualité et de la liberté.

Nous voyons aujourd’hui dans notre monde une revendication extraordinaire de liberté, privée et publique, par rapport à la sexualité dans toutes ses manifestations possibles. En même temps, nous sentons monter des exigences fortes. Voyez par exemple la pédophilie, le viol, le harcèlement sexuel. Ils sont aujourd’hui mis au pilori davantage que jadis. Il y a donc d’un côté des dérives graves dans le domaine de l’usage de la sexualité, mais aussi des progrès.

La famille reprend de la vigueur comme lieu d’épanouissement des personnes, comme condition de leur l’enracinement dans une société et une tradition, comme espace du partage et de l’éducation à la liberté. Là aussi, je crois qu’il y a tout un rayonnement du christianisme qui s’investit sans étiquettes dans ces tâtonnements autour de la sexualité et de la famille.

Enfin parlons de la justice.

Les exigences de la justice pour tous sont une des caractéristiques de notre société. Nous sommes encore très loin du compte. Justice par rapport au tiers-monde, justice par rapport à la pauvreté dans nos sociétés d’abondance. C’est vrai, là aussi, que l’Eglise ne s’est pas toujours située aux côtés de celles et ceux qui luttaient pour la justice, tant elle eut peur elle-même de la lutte des classes. C’est vrai qu’elle est restée trop longtemps sourde et aveugle devant les injustices dans la société industrielle et le monde ouvrier. N’empêche que les valeurs de justice de l’Evangile, ce « communautarisme » qui nous vient du Christ et de la première Eglise, ont aussi motivé beaucoup d’engagements parmi les chrétiens et parmi d’autres. Ils ont peu à peu changé notre humanité. Ils continuent de faire réfléchir sur une société qui soit enfin juste et équitable. Aujourd’hui, il y a un grand défi pour l’économie. Est-ce que la nouvelle économie globalisée, mondialisée est un chemin de justice, ou est-elle une glissade vers une nouvelle exploitation, un nouveau partage du monde entre des tout riches et des tout pauvres ? Là aussi le prophétisme de l’Evangile peut et doit encore s’exercer.



L’espérance qui ne peut décevoir

Pour terminer, je voudrais dire combien l’espérance du christianisme doit être placée d’abord en Dieu. Finalement, c’est Dieu qui tient le monde et l’histoire dans ses mains. Sans doute, il nous confie l’un et l’autre, mais nous restons tous suspendus à sa volonté créatrice et rédemptrice. En tout homme veille l’Esprit. En lui habite la nostalgie de l’homme nouveau qui fut au début, peut-être, et qui sera certainement à la fin. Il y a dans l’homme comme une connivence avec le Christ, l’homme réussi anticipé dans l’histoire, qui nous attend au terme de cette immense aventure.

Alors les Eglises sont là pour se laisser d’abord interpeller elles-mêmes à partir de cet Evangile qui nous remet en question, nous les premiers les chrétiens. Ces Eglises sont aussi là pour proclamer dans la société les voies de la véritable humanisation. Clairement et humblement.

Qu’est-ce que le progrès ? qu’est-ce qu’une humanité réussie ? qu’est-ce qu’un homme humain, vraiment humain ? En dénonçant les dangers, en signalant les fausses pistes, l’Eglise et les Eglises rendent service à l’humanité. Encore faut-il que, positivement et d’abord à l’intérieur même des communautés chrétiennes, nous donnions le témoignage d’une humanité animée par le partage, la justice, le respect et la liberté. Que les Eglises soient comme des mini-sociétés, des microcosmes évangéliques dans lesquels les hommes pourront reconnaître, au-delà même des paroles, le début du monde nouveau qui nous est promis à tous.

Oui, comme nous avons besoin de prophètes dans nos communautés, dans les Eglises ! De prophètes incarnés dans les cultures, dans les civilisations, dans la politique, dans l’économie, dans la science avec tous les nouveaux défis qu’elle doit affronter, dans la vie sociale, dans l’éducation. Partout, nous pouvons, je crois, allumer des signes d’espérance, indiquer des chemins et peut-être entraîner avec nous tant d’hommes et de femmes sincères qui, sans se référer à l’Eglise et parfois même un peu en colère contre elle, cherchent tout comme nous un nouveau style d’humanité dans un nouveau type de société. En ce sens-là, si nous plaçons notre espoir en Dieu, si nous reconnaissons aussi le travail de l’Esprit en tout homme de bonne volonté, si nous commençons par nous laisser nous-mêmes transfigurer, transformer par l’Evangile, je crois que nous pouvons être optimistes pour l’avenir du christianisme dans cette société.

Il y a encore de nombreux chrétiens, il y a aussi des recommançants, il y a des « chrétiens » qui s’ignorent. Dans la solidarité humaine la plus large, tous peuvent donner à notre monde l’exemple d’un Evangile qualitativement significatif. Chacun à sa manière renvoie comme en un miroir quelque chose du visage du Christ, quelque chose du visage de Dieu.

Claude Ducarroz

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