dimanche 19 juin 2011

Trinité et bataille de Morat

Homélie
Morat 2011

Vae victis ! Malheur aux vaincus !
Cette réflexion de l’historien romain Tite-Live pourrait donner le ton de cette célébration puisqu’il s’agit de commémorer une victoire militaire qui, nous disent les historiens, a fait peu de blessés parce qu’il y eut beaucoup de morts.

On pourrait trouver quelque chose de cet esprit dans le vitrail consacré à la victoire de Morat -le deuxième dessiné et mis en place par Mehoffer en 1897 déjà- qui montre l’archange saint Michel présentant la victoire aux confédérés, lesquels l’offrent ensuite à Notre-Dame des Victoires, non sans jeter à terre les drapeaux des vaincus. Comme vous le voyez : une ambiance patriotique mêlée de reconnaissance, de fierté et d’un certain mépris. Vae victis ! malheur aux vaincus !

Je me permets d’ajouter : Vae victoribus ! Car on sait comment la victoire de Morat non seulement a suscité ensuite parmi les confédérés glorieusement vainqueurs quelques graves problèmes dans le partage du butin, mais aussi généré des conflits tels qu’ils se trouvèrent au bord de la guerre civile, prêts à en découdre entre eux. Il a fallu l’intercession et l’intervention de frère Nicolas de Flue, l’ermite du Ranft, pour conjurer les démons issus d’une victoire mal assumée. C’est ce que rappelle le vitrail consacré à notre saint patron, vitrail posé à la fin de la première guerre mondiale, avec ce commentaire typique du deuxième Nicolas de notre histoire et de notre cathédrale : « La paix est en Dieu, car Dieu est la paix ». Et Fribourg est entré comme canton à part entière dans la Confédération suisse.

En fidélité à saint Nicolas de Flue, qui sut transformer une victoire problématique en une initiative de rapprochement et d’ouverture, nous ne devons pas faire de cette commémoration une hymne à la guerre, mais un hommage à la paix. Depuis 1848, la Suisse est en paix, malgré toutes les erreurs et les horreurs qui ont sévi à ses frontières. Quel inestimable cadeau ! L’Europe elle-même a enfin pu exorciser ses terribles démons nationalistes et impérialistes en promouvant et en réalisant un continent de paix. Merci à tous les Nicolas de Flue de cette noble épopée de pacification, de réconciliation et de collaboration. Dans le miracle européen, tous sont finalement victorieux, y compris les vaincus de jadis, car la véritable paix ne saurait exclure personne. Elle est le triomphe d’une fraternité universelle.

L’Eglise catholique célèbre aujourd’hui le mystère de la sainte Trinité, et toute cette liturgie lui est consacrée. Rien à voir avec la messe commémorative de la victoire de Morat, me direz-vous !

Détrompez-vous ! Nicolas de Flue, qui assura le meilleur « service après-vente » de notre dangereuse victoire, était un ardent adorateur du mystère trinitaire. Il a passé 20 ans de sa vie, dans le jeûne et le silence, à contempler le Dieu-Amour dans l’ineffable communion des trois personnes divines, toujours intimement unies dans leur merveilleuse diversité. Nous n’avons pas un Dieu solitaire, ni célibataire, mais un Dieu solidaire et symphonique. On comprend pourquoi Nicolas de Flue s’est laissé imbiber de cette présence enveloppante, non seulement pour parler de Lui comme étant la paix, mais pour s’inspirer de Lui quand il fallut l’établir et la rétablir.


La Trinité, c’est la parfaite réconciliation dans l’Amour de l’unité et de l’altérité, c’est l’union dans la différence, et l’éternelle réconciliation des trois personnes dans l’harmonie de la même nature. Il s’en suit une fécondité totale, et d’abord le partage d’une joie inaltérable entre les protagonistes divins, tous infiniment heureux de tout recevoir et de tout donner, de se recevoir et de se donner, en complète égalité de dignité et absolue transparence de gloire.

Celui qui croit à ce Dieu-là, comme l’apôtre laïc du Ranft, ne peut que rechercher la paix, même quand on est soldat, et Nicolas de Flue le fut. Puisque tous les humains, quelles que soient leur nationalité, leur origine ou leur culture, sont créés à l’image de ce Dieu-là, comment ne pas tout faire pour abolir barrières et frontières, tout en respectant les différences de personnalité au titre honorable de la variété humaine ? Comment ne pas s’appliquer à transformer tout ce qui pourrait nous séparer ou nous exclure, en occasion de nous enrichir dans la mise en commun de nos diversités ? Tels sont le dialogue et le partage, seuls capables de faire enfin de notre histoire le banquet d’une humanité multicolore, tellement plus vivante, tellement plus belle, tellement plus exaltante.
Alors –et alors seulement- on peut dire que les morts de nos batailles, qu’elles soient perdues ou gagnées, ne se seront pas sacrifiés pour rien.

Ce qui vaut pour la société civile, en particulier dans une configuration politique et culturelle aussi bigarrée que celle qui constitue la Suisse, vaut a fortiori pour les relations entre chrétiens et entre croyants.

Nous avons même eu nos guerres de religion, et déjà peu après la victoire de Morat. Aujourd’hui, c’est l’heure de l’œcuménisme, notamment dans notre canton, symbolisé par la présence à cette messe des autorités de Morat. Nous sentir non seulement proches, mais même frères et sœurs dans le même Seigneur, c’est un cadeau sans prix pour lequel nous devons aussi rendre grâces. Que voilà une belle victoire de l’Esprit de l’Evangile sur tout ce qui nous a jadis opposés et même séparés.

Un nouveau défi se lève à l’horizon par le brassage inévitable des populations. Il nous faut aussi réussir la cohabitation pacifique –et même mieux si entente- avec de nouvelles religions, par exemple l’islam, à partir de nos valeurs communes, celles qui fondent un vivre-ensemble pacifique dans un état démocratique pluraliste.
Il y a encore de la place pour des Nicolas de Flue du troisième millénaire, afin que non seulement nous parvenions à vivre sereinement tous ensemble dans notre si beau pays, mais que nous soyons les apôtres de cette coexistence fraternelle dans ce monde globalisé où nous avons aussi une mission à remplir, sans orgueil certes, mais sans mauvaise peur non plus.
Aujourd’hui plus que jamais retentit à nos oreilles cette invitation de l’apôtre Paul, proclamée tout à l’heure : « Encouragez-vous ! Soyez d’accord entre vous ! Vivez en paix, et le Dieu d’amour et de paix sera avec vous ! »
Une grâce, mais aussi une promesse et donc une mission. La nôtre.
Oui, comme a dit Jésus, « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu. »
Ni vainqueurs ni vaincus. Mais « shalom » pour tous !

Claude Ducarroz

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