samedi 23 mai 2015

Homélie de Pentecôte

Homélie de Pentecôte

Le Saint Esprit, le grand méconnu de la Sainte Trinité ! La preuve : on ne peut pas représenter le Saint-Esprit, sinon par une colombe, référence à l’épisode du baptême de Jésus. Même dans le Credo, sa carte d’identité est plutôt sobre. Il est Seigneur, il donne la vie, il procède du Père et du Fils, il a parlé par les prophètes.
Je vous propose donc d’aller voir du côté de sa carte de visite. Autrement dit de méditer son action pour mieux connaître sa personnalité. C’est surtout l’évènement de Pentecôte qui peut révéler ce qu’il est à travers ce qu’il fait, aujourd’hui encore.

On peut le résumer ainsi : intériorité et extériorité.

Intériorité d’abord. L’Eglise -soit les apôtres avec Marie, quelques femmes et les frères de Jésus- se rassemble d’abord dans la « chambre haute » pour y vivre l’expérience d’une famille unie par la mémoire vive de Jésus, par la prière assidue et par le souci des affaires de cette petite communauté. Il fallait entre autres surmonter l’épreuve de la disparition de Judas et le remplacer dans le service apostolique, ce qui fut fait sous la présidence de Pierre, mais avec la participation active et priante de toute l’assemblée.

Voilà pour l’intériorité. Elle était nécessaire, et même bienfaisante. Il faut aussi que les chrétiens, habités par l’Esprit, sachent se réunir pour cultiver leur joie de croire à l’évangile, le bonheur de prier ensemble, le courage augmenté par une vraie fraternité de partage et de responsabilité.

Et puis soudain, c’est  l’explosion ! Un bruit tel que celui d’un violent coup de vent, des langues de feu, une sorte de pagaille « spirituelle » qui provoque le rassemblement d’une foule prise à la fois de stupeur et d’émerveillement. Nous connaissons la suite : les apôtres –qui n’étaient pas des intellos- osent s’adresser à cette foule bouleversée ; Pierre, le rude pêcheur de Galilée, tient un long discours d’évangélisation sur une place de Jérusalem. Premières conversions, premiers baptêmes, premières effusions de l’Esprit sur les croyants.

Voilà pour l’extériorité. L’Esprit a poussé la petite Eglise du Cénacle sur la place publique pour qu’elle ose affronter le tout venant des religions et la variété des cultures, avec quelques succès, certes, mais bientôt aussi avec des oppositions qui iront même jusqu’aux persécutions. Et ils ont tenu bon, toujours grâce au même Saint Esprit.

Le Saint Esprit, maître de l’intériorité, moteur de l’extériorité. Et combien nous avons besoin, aujourd’hui plus que jamais, de l’un et de l’autre !

Dans une société qui nous agresse sans cesse par les publicités les plus accrocheuses –pour ne pas dire aguichantes-, nous sommes continuellement sollicités par l’activisme effréné qui nous propulse à la superficie de nous-mêmes, au risque de nous perdre sous la cascade des informations pêle-mêle et sous l’avalanche des divertissements épidermiques. Comme il est vital, alors, de trouver ou de retrouver, un cénacle intérieur qui nous reconstitue dans le silence habité, la prière personnelle, la réflexion sereine. Oui, que l’Esprit nous inspire les chemins de la paix du cœur, goûtée sans modération, puisque nous avons tellement besoin, en trouvant au fond de soi notre hôte « plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes », de nous retrouver au meilleur de ce que nous sommes, dans la douce lumière de ce même Esprit.

Cependant l’Esprit n’est pas un somnifère en nous. Il arrive aussi –heureusement pour nous et pour les autres- que ce même Esprit nous bouscule pour nous envoyer au dehors, comme il le fit pour les apôtres. Etre chrétien, c’est aussi avoir le courage de sortir. Autrement dit, une certaine mystique ne doit pas nous servir d’excuse pour sommeiller dans notre petit coin, à l’abri des tempêtes ou des douleurs du monde.

 Sortir sur les places publiques, c’est oser affronter le monde des autres, souvent très « autres » par leurs religions, par leurs opinions, par leurs manières de vivre. Ils ont sûrement quelque chose à nous apporter ou à nous apprendre, mais nous avons aussi de bonnes choses à leur proposer, à commencer par ce merveilleux évangile, la bonne nouvelle destinée à tous, qui peut et doit donner un sens nouveau à la vie, à la mort, à la destinée éternelle.

Cette sortie indispensable, oeuvre de l’Esprit Saint qui nous accompagne toujours, ça vaut pour chacun de nous et ça vaut aussi pour l’Eglise entière, aujourd’hui sous la guidée d’un pape qui a autant le souci de l’intériorité que de la mission jusqu’aux périphéries de l’homme et de l’humanité.

Pentecôte sur le monde, sur l’Eglise, en chacun de nous : n’allons pas bouder la visite de l’Esprit qui veut sans cesse renouveler la face de notre terre.

Claude Ducarroz


mercredi 13 mai 2015

Homélie pour l'Ascension

Ascension du Seigneur
2015

« Dans une société obsédée par ce qui est superficiel, concentrons-nous sur ce qui est essentiel. »
Cette sage invitation n’est pas sortie de mon petit cerveau. Je l’ai entendue à la télévision romande dans un spot de publicité.
Très bien. Me direz-vous. Mais qu’est-ce qui est essentiel ? Eh ! bien vous, par exemple, que répondriez-vous ? Pour vous, dans la vie, qu’est-ce qui est essentiel ?
Sur notre télévision, on a donné une réponse claire : c’est … le déodorant masculin ! Pchiit, pschiit ! Mais ne comptez pas sur moi pour vous dire la marque. On ne doit pas faire de la pub à l’église.

Une autre réponse à cette question jaillit de la liturgie de ce jour. C’est la séquence publicitaire de Jésus, relayée par l’Eglise en ce jour de l’Ascension.
Au moment où l’aventure christique s’achève en ce monde –non pas sur son lit de mort mais dans le sursaut de Pâques-, Jésus de Nazareth nous adresse un dernier message en forme d’évènement. Il monte au ciel après avoir abondamment parlé à ses disciples du Royaume de Dieu. Autrement dit, notre essentiel se trouve en Dieu vers lequel Jésus, après avoir accompli sa mission ici-bas, retourne définitivement pour s’asseoir, comme il est dit, « à la droite de son Père. »

Mais attention ! On pourrait en déduire que ce Jésus occupe désormais un trône privilégié dans la divinité, comme un enfant gâté par son papa du ciel. Tout le contraire. En Jésus, c’est un homme, un humain comme nous, qui pénètre pour la première fois dans la gloire de Dieu. Qui plus est, il y entre comme le premier né d’une multitude de frères –et sœurs- que nous sommes, bien décidé, comme il nous l’a promis, à nous préparer une place dans cette maison du Père où il nous attend pour partager avec nous sa vie et son bonheur éternels. Dès lors notre essentiel, si l’on songe au but final de notre existence, dépasse ce monde qui passe pour s’établir fermement là où le Christ nous donne rendez-vous pour être toujours auprès de lui. D’où cette invitation de l’apôtre Paul : « Puisque vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d’en haut, là où se trouve le Christ » Col. 3,1.

Est-ce à dire qu’il nous faut rester là immobiles, le regard fixé au ciel, les yeux à midi moins dix et l’esprit dans les nuages ? Sûrement pas puisque, le jour même de l’ascension du Seigneur, « des hommes vêtus de blanc » -comme il est écrit- ont invité les apôtres à cesser de regarder le ciel pour incarner leur découverte de l’essentiel christique dans leur vie ordinaire en ce bas monde. Descendre du balcon, comme dit le pape François.

Oui, l’essentiel chrétien a ses racines dans le ciel où Jésus nous a réservé une place - ne l’oublions jamais. Mais les fruits de cette belle vocation doivent  grandir, mûrir et se déguster sur notre terre. En attendant l’entrée dans le Royaume de Dieu.
 Soyons prêts, mais pas nécessairement pressés. Il y a encore de l’essentiel à vivre, à partager, à rayonner en nous et parmi nous.
D’ailleurs les textes liturgiques nous dressent une liste impressionnante. Si nous sommes destinés au ciel – et c’est un immense cadeau-, il ne s’agit pas de sommeiller sur terre comme des voyageurs fatigués –ou paresseux - dans la salle d’attente du paradis.
Voyons de plus près.

L’apôtre Paul, qui est en prison à cause du Seigneur, nous invite à nous conduire d’une manière digne de notre vocation ultime. Autrement dit à toujours miser sur l’amour qui fait l’unité entre les humains.  Puisque l’amour ne passe jamais, il est vraiment l’ingrédient du Royaume, et donc la meilleure recette pour vivre heureux ici-bas, tout en prenant le chemin qui mène au paradis.

Et puis une autre proposition s’ajoute. Elle s’appelle l’évangélisation. « Proclamez l’évangile à toute la création », dit Jésus avant d’être enlevé au ciel. C’est bien ce que firent les apôtres et beaucoup d’autres après eux. La preuve, c’est que nous sommes là chrétiens aujourd’hui. Il dépend de nous maintenant que d’autres chrétiens soient engendrés dans la foi en notre monde afin que finalement notre humanité ne perde pas l’orientation ni le goût du Royaume promis à tous.

Enfin les lectures insistent beaucoup sur la vie ou plutôt la vitalité de l’Eglise, car il faut que tous les fidèles s’engagent dans les tâches des divers ministères pour que se construise le corps du Christ jusqu’à atteindre sa stature dans sa plénitude. Etre chrétien, ce n’est pas regarder les autres jouer l’évangile en étant vautré dans son fauteuil tout en suçant des bonbons à l’eau bénite. On est tous sur le terrain, dans des rôles différents mais complémentaires, parce que à chacun de nous, dit l’apôtre Paul, une grâce a été donnée selon la mesure du cadeau fait par le Christ. Une grâce pour ce temps et pour l’éternité.

Que voilà une magnifique feuille de route pour des chrétiens en marche vers le Royaume, guidés par la parole de Dieu, animés par l’Esprit, dans la fraternité d’une Eglise vivante.
Bon voyage ! 
                                                           Claude Ducarroz


                                                           

vendredi 1 mai 2015

Au sujet de l'islam

Lisez Abdennour Bidar !

Reconnaissons-le. Les attentats terroristes de ce début d’année nous ont tous traumatisés. Avec des réactions contrastées et même contradictoires.
Les (bons) musulmans et leurs sympathisants ont aussitôt clamé bien fort : « De telles horreurs, ce n’est pas l’islam ; ces terroristes ne sont pas des nôtres ! » Un déni, en somme.
En face, les simplificateurs habituels ne se sont pas gênés pour rétorquer : « Les masques sont tombés. Attention ! Voilà où peut mener l’islam, y compris chez nous. » Gare à l’islamophobie !

Qui donc pourrait nous aider à interpréter ces tristes évènements dans une lumière plus objective et dans une atmosphère plus sereine ? J’ai espéré qu’un « sage  musulman » vienne à notre secours parce qu’il serait le plus compétent pour mener cette opération- vérité, sans complaisance et sans préjugés non plus.

Puis-je vous recommander celui que j’ai trouvé ? Je le fais d’autant plus que  sa « lettre ouverte au monde musulman » date d’octobre 2014, soit bien avant les évènements de janvier dernier.
L’auteur se nomme Abdennour Bidar. Il est philosophe, de formation et de culture musulmanes. Sa lettre est assez longue, mais elle mérite méditation, des deux côtés de la barrière.
Pour que nos amis musulmans assument mieux leurs responsabilités, notamment dans l’avenir,  et pour que nos boute-feu occidentaux fassent preuve de davantage de retenue.
Car nous avons tous intérêt à tout faire pour éviter le clash des civilisations dans lequel nous risquons de nous laisser entraîner, si l’on ferme les yeux pour ne rien voir ou si nous regardons avec les lunettes de l’affrontement inévitable, voire programmé.

Oui, nous sommes tous mis au défi. Mais une chose est sûre : nous ne pouvons le relever qu’ensemble. On appelle cela le dialogue dans la vérité pour des rapprochements dans la fraternité et pour la construction d’une patrie commune dans la paix.

Claude Ducarroz

Voici copie de la lettre ouverte en question

Abdennour Bidar Headshot            Abdennour Bidar
Philosophe spécialiste des évolutions contemporaines de l'islam et des théories de la sécularisation et post-sécularisation
Lettre ouverte au monde musulman
LE HUFFINGTON POST
Publication: 15/10/2014 22:58     Mis à jour: 9 janvier 2015




                Cher monde musulman, je suis un de tes fils éloignés qui te regarde du dehors et de loin - de ce pays de France où tant de tes enfants vivent aujourd'hui. Je te regarde avec mes yeux sévères de philosophe nourri depuis son enfance par le taçawwuf (soufisme) et par la pensée occidentale. Je te regarde donc à partir de ma position de barzakh, d'isthme entre les deux mers de l'Orient et de l'Occident!

            Et qu'est-ce que je vois ? Qu'est-ce que je vois mieux que d'autres sans doute parce que justement je te regarde de loin, avec le recul de la distance ? Je te vois toi, dans un état de misère et de souffrance qui me rend infiniment triste, mais qui rend encore plus sévère mon jugement de philosophe ! Car je te vois en train d'enfanter un monstre qui prétend se nommer État islamique et auquel certains préfèrent donner un nom de démon : DAESH. Mais le pire est que je te vois te perdre - perdre ton temps et ton honneur - dans le refus de reconnaître que ce monstre est né de toi, de tes errances, de tes contradictions, de ton écartèlement interminable entre passé et présent, de ton incapacité trop durable à trouver ta place dans la civilisation humaine.

            Que dis-tu en effet face à ce monstre ? Quel est ton unique discours ? Tu cries « Ce n'est pas moi ! », « Ce n'est pas l'islam ! ». Tu refuses que les crimes de ce monstre soient commis en ton nom (hashtag #NotInMyName). Tu t'indignes devant une telle monstruosité, tu t'insurges aussi que le monstre usurpe ton identité, et bien sûr tu as raison de le faire. Il est indispensable qu'à la face du monde tu proclames ainsi, haut et fort, que l'islam dénonce la barbarie. Mais c'est tout à fait insuffisant ! Car tu te réfugies dans le réflexe de l'autodéfense sans assumer aussi, et surtout, la responsabilité de l'autocritique. Tu te contentes de t'indigner, alors que ce moment historique aurait été une si formidable occasion de te remettre en question ! Et comme d'habitude, tu accuses au lieu de prendre ta propre responsabilité : « Arrêtez, vous les occidentaux, et vous tous les ennemis de l'islam de nous associer à ce monstre ! Le terrorisme, ce n'est pas l'islam, le vrai islam, le bon islam qui ne veut pas dire la guerre, mais la paix! »

            J'entends ce cri de révolte qui monte en toi, ô mon cher monde musulman, et je le comprends. Oui tu as raison, comme chacune des autres grandes inspirations sacrées du monde l'islam a créé tout au long de son histoire de la Beauté, de la Justice, du Sens, du Bien, et il a puissamment éclairé l'être humain sur le chemin du mystère de l'existence... Je me bats ici en Occident, dans chacun de mes livres, pour que cette sagesse de l'islam et de toutes les religions ne soit pas oubliée ni méprisée ! Mais de ma position lointaine, je vois aussi autre chose - que tu ne sais pas voir ou que tu ne veux pas voir... Et cela m'inspire une question, LA grande question : pourquoi ce monstre t'a-t-il volé ton visage ? Pourquoi ce monstre ignoble a-t-il choisi ton visage et pas un autre ? Pourquoi a-t-il pris le masque de l'islam et pas un autre masque ? C'est qu'en réalité derrière cette image du monstre se cache un immense problème, que tu ne sembles pas prêt à regarder en face. Il le faut bien pourtant, il faut que tu en aies le courage.

            Ce problème est celui des racines du mal. D'où viennent les crimes de ce soi-disant « État islamique » ? Je vais te le dire, mon ami. Et cela ne va pas te faire plaisir, mais c'est mon devoir de philosophe. Les racines de ce mal qui te vole aujourd'hui ton visage sont en toi-même, le monstre est sorti de ton propre ventre, le cancer est dans ton propre corps. Et de ton ventre malade, il sortira dans le futur autant de nouveaux monstres - pires encore que celui-ci - aussi longtemps que tu refuseras de regarder cette vérité en face, aussi longtemps que tu tarderas à l'admettre et à attaquer enfin cette racine du mal !

            Même les intellectuels occidentaux, quand je leur dis cela, ont de la difficulté à le voir : pour la plupart, ils ont tellement oublié ce qu'est la puissance de la religion - en bien et en mal, sur la vie et sur la mort - qu'ils me disent « Non le problème du monde musulman n'est pas l'islam, pas la religion, mais la politique, l'histoire, l'économie, etc. ». Ils vivent dans des sociétés si sécularisées qu'ils ne se souviennent plus du tout que la religion peut être le cœur du réacteur d'une civilisation humaine ! Et que l'avenir de l'humanité passera demain non pas seulement par la résolution de la crise financière et économique, mais de façon bien plus essentielle par la résolution de la crise spirituelle sans précédent que traverse notre humanité toute entière ! Saurons-nous tous nous rassembler, à l'échelle de la planète, pour affronter ce défi fondamental ? La nature spirituelle de l'homme a horreur du vide, et si elle ne trouve rien de nouveau pour le remplir elle le fera demain avec des religions toujours plus inadaptées au présent - et qui comme l'islam actuellement se mettront alors à produire des monstres.

            Je vois en toi, ô monde musulman, des forces immenses prêtes à se lever pour contribuer à cet effort mondial de trouver une vie spirituelle pour le XXIe siècle ! Il y a en toi en effet, malgré la gravité de ta maladie, malgré l'étendue des ombres d'obscurantisme qui veulent te recouvrir tout entier, une multitude extraordinaire de femmes et d'hommes qui sont prêts à réformer l'islam, à réinventer son génie au-delà de ses formes historiques et à participer ainsi au renouvellement complet du rapport que l'humanité entretenait jusque-là avec ses dieux ! C'est à tous ceux-là, musulmans et non musulmans qui rêvent ensemble de révolution spirituelle, que je me suis adressé dans mes livres ! Pour leur donner, avec mes mots de philosophe, confiance en ce qu'entrevoit leur espérance!

            Il y a dans la Oumma (communauté des musulmans) de ces femmes et ces hommes de progrès qui portent en eux la vision du futur spirituel de l'être humain. Mais ils ne sont pas encore assez nombreux ni leur parole assez puissante. Tous ceux-là, dont je salue la lucidité et le courage, ont parfaitement vu que c'est l'état général de maladie profonde du monde musulman qui explique la naissance des monstres terroristes aux noms d'Al Qaida, Al Nostra, AQMI ou de l'«État islamique». Ils ont bien compris que ce ne sont là que les symptômes les plus graves et les plus visibles sur un immense corps malade, dont les maladies chroniques sont les suivantes: impuissance à instituer des démocraties durables dans lesquelles est reconnue comme droit moral et politique la liberté de conscience vis-à-vis des dogmes de la religion; prison morale et sociale d'une religion dogmatique, figée, et parfois totalitaire ; difficultés chroniques à améliorer la condition des femmes dans le sens de l'égalité, de la responsabilité et de la liberté; impuissance à séparer suffisamment le pouvoir politique de son contrôle par l'autorité de la religion; incapacité à instituer un respect, une tolérance et une véritable reconnaissance du pluralisme religieux et des minorités religieuses.

            Tout cela serait-il donc la faute de l'Occident ? Combien de temps précieux, d'années cruciales, vas-tu perdre encore, ô cher monde musulman, avec cette accusation stupide à laquelle toi-même tu ne crois plus, et derrière laquelle tu te caches pour continuer à te mentir à toi-même ? Si je te critique aussi durement, ce n'est pas parce que je suis un philosophe « occidental », mais parce que je suis un de tes fils conscients de tout ce que tu as perdu de ta grandeur passée depuis si longtemps qu'elle est devenue un mythe !

            Depuis le XVIIIe siècle en particulier, il est temps de te l'avouer enfin, tu as été incapable de répondre au défi de l'Occident. Soit tu t'es réfugié de façon infantile et mortifère dans le passé, avec la régression intolérante et obscurantiste du wahhabisme qui continue de faire des ravages presque partout à l'intérieur de tes frontières - un wahhabisme que tu répands à partir de tes lieux saints de l'Arabie Saoudite comme un cancer qui partirait de ton cœur lui-même ! Soit tu as suivi le pire de cet Occident, en produisant comme lui des nationalismes et un modernisme qui est une caricature de modernité - je veux parler de cette frénésie de consommation, ou bien encore de ce développement technologique sans cohérence avec leur archaïsme religieux qui fait de tes « élites » richissimes du Golfe seulement des victimes consentantes de la maladie désormais mondiale qu'est le culte du dieu argent.

            Qu'as-tu d'admirable aujourd'hui, mon ami ? Qu'est-ce qui en toi reste digne de susciter le respect et l'admiration des autres peuples et civilisations de la Terre ? Où sont tes sages, et as-tu encore une sagesse à proposer au monde ? Où sont tes grands hommes, qui sont tes Mandela, qui sont tes Gandhi, qui sont tes Aung San Suu Kyi ? Où sont tes grands penseurs, tes intellectuels dont les livres devraient être lus dans le monde entier comme au temps où les mathématiciens et les philosophes arabes ou persans faisaient référence de l'Inde à l'Espagne ? En réalité tu es devenu si faible, si impuissant derrière la certitude que tu affiches toujours au sujet de toi-même... Tu ne sais plus du tout qui tu es ni où tu veux aller et cela te rend aussi malheureux qu'agressif... Tu t'obstines à ne pas écouter ceux qui t'appellent à changer en te libérant enfin de la domination que tu as offerte à la religion sur la vie toute entière. Tu as choisi de considérer que Mohammed était prophète et roi. Tu as choisi de définir l'islam comme religion politique, sociale, morale, devant régner comme un tyran aussi bien sur l'État que sur la vie civile, aussi bien dans la rue et dans la maison qu'à l'intérieur même de chaque conscience. Tu as choisi de croire et d'imposer que l'islam veut dire soumission alors que le Coran lui-même proclame qu'«Il n'y a pas de contrainte en religion» (La ikraha fi Dîn). Tu as fait de son Appel à la liberté l'empire de la contrainte ! Comment une civilisation peut-elle trahir à ce point son propre texte sacré ? Je dis qu'il est l'heure, dans la civilisation de l'islam, d'instituer cette liberté spirituelle - la plus sublime et difficile de toutes - à la place de toutes les lois inventées par des générations de théologiens !

            De nombreuses voix que tu ne veux pas entendre s'élèvent aujourd'hui dans la Oumma pour s'insurger contre ce scandale, pour dénoncer ce tabou d'une religion autoritaire et indiscutable dont se servent ses chefs pour perpétuer indéfiniment leur domination... Au point que trop de croyants ont tellement intériorisé une culture de la soumission à la tradition et aux « maîtres de religion » (imams, muftis, shouyoukhs, etc.) qu'ils ne comprennent même pas qu'on leur parle de liberté spirituelle, et n'admettent pas qu'on ose leur parler de choix personnel vis-à-vis des « piliers » de l'islam. Tout cela constitue pour eux une « ligne rouge », quelque chose de trop sacré pour qu'ils osent donner à leur propre conscience le droit de le remettre en question ! Et il y a tant de ces familles, tant de ces sociétés musulmanes où cette confusion entre spiritualité et servitude est incrustée dans les esprits dès leur plus jeune âge, et où l'éducation spirituelle est d'une telle pauvreté que tout ce qui concerne de près ou de loin la religion reste ainsi quelque chose qui ne se discute pas!

            Or cela, de toute évidence, n'est pas imposé par le terrorisme de quelques fous, par quelques troupes de fanatiques embarqués par l'État islamique. Non, ce problème-là est infiniment plus profond et infiniment plus vaste ! Mais qui le verra et le dira ? Qui veut l'entendre ? Silence là-dessus dans le monde musulman, et dans les médias occidentaux on n'entend plus que tous ces spécialistes du terrorisme qui aggravent jour après jour la myopie générale ! Il ne faut donc pas que tu t'illusionnes, ô mon ami, en croyant et en faisant croire que quand on en aura fini avec le terrorisme islamiste l'islam aura réglé ses problèmes ! Car tout ce que je viens d'évoquer - une religion tyrannique, dogmatique, littéraliste, formaliste, machiste, conservatrice, régressive - est trop souvent, pas toujours, mais trop souvent, l'islam ordinaire, l'islam quotidien, qui souffre et fait souffrir trop de consciences, l'islam de la tradition et du passé, l'islam déformé par tous ceux qui l'utilisent politiquement, l'islam qui finit encore et toujours par étouffer les Printemps arabes et la voix de toutes ses jeunesses qui demandent autre chose. Quand donc vas-tu faire enfin ta vraie révolution ? Cette révolution qui dans les sociétés et les consciences fera rimer définitivement religion et liberté, cette révolution sans retour qui prendra acte que la religion est devenue un fait social parmi d'autres partout dans le monde, et que ses droits exorbitants n'ont plus aucune légitimité !

            Bien sûr, dans ton immense territoire, il y a des îlots de liberté spirituelle : des familles qui transmettent un islam de tolérance, de choix personnel, d'approfondissement spirituel ; des milieux sociaux où la cage de la prison religieuse s'est ouverte ou entrouverte ; des lieux où l'islam donne encore le meilleur de lui-même, c'est-à-dire une culture du partage, de l'honneur, de la recherche du savoir, et une spiritualité en quête de ce lieu sacré où l'être humain et la réalité ultime qu'on appelle Allâh se rencontrent. Il y a en Terre d'islam et partout dans les communautés musulmanes du monde des consciences fortes et libres, mais elles restent condamnées à vivre leur liberté sans assurance, sans reconnaissance d'un véritable droit, à leurs risques et périls face au contrôle communautaire ou bien même parfois face à la police religieuse. Jamais pour l'instant le droit de dire « Je choisis mon islam », « J'ai mon propre rapport à l'islam » n'a été reconnu par « l'islam officiel » des dignitaires. Ceux-là au contraire s'acharnent à imposer que « La doctrine de l'islam est unique » et que « L'obéissance aux piliers de l'islam est la seule voie droite » (sirâtou-l-moustaqîm).

            Ce refus du droit à la liberté vis-à-vis de la religion est l'une de ces racines du mal dont tu souffres, ô mon cher monde musulman, l'un de ces ventres obscurs où grandissent les monstres que tu fais bondir depuis quelques années au visage effrayé du monde entier. Car cette religion de fer impose à tes sociétés tout entières une violence insoutenable. Elle enferme toujours trop de tes filles et tous tes fils dans la cage d'un Bien et d'un Mal, d'un licite (halâl) et d'un illicite (harâm) que personne ne choisit, mais que tout le monde subit. Elle emprisonne les volontés, elle conditionne les esprits, elle empêche ou entrave tout choix de vie personnel. Dans trop de tes contrées, tu associes encore la religion et la violence - contre les femmes, contre les « mauvais croyants », contre les minorités chrétiennes ou autres, contre les penseurs et les esprits libres, contre les rebelles - de telle sorte que cette religion et cette violence finissent par se confondre, chez les plus déséquilibrés et les plus fragiles de tes fils, dans la monstruosité du jihad !

            Alors, ne t'étonne donc pas, ne fais plus semblant de t'étonner, je t'en prie, que des démons tels que le soi-disant État islamique t'aient pris ton visage ! Car les monstres et les démons ne volent que les visages qui sont déjà déformés par trop de grimaces ! Et si tu veux savoir comment ne plus enfanter de tels monstres, je vais te le dire. C'est simple et très difficile à la fois. Il faut que tu commences par réformer toute l'éducation que tu donnes à tes enfants, que tu réformes chacune de tes écoles, chacun de tes lieux de savoir et de pouvoir. Que tu les réformes pour les diriger selon des principes universels (même si tu n'es pas le seul à les transgresser ou à persister dans leur ignorance) : la liberté de conscience, la démocratie, la tolérance et le droit de cité pour toute la diversité des visions du monde et des croyances, l'égalité des sexes et l'émancipation des femmes de toute tutelle masculine, la réflexion et la culture critique du religieux dans les universités, la littérature, les médias. Tu ne peux plus reculer, tu ne peux plus faire moins que tout cela ! Tu ne peux plus faire moins que ta révolution spirituelle la plus complète ! C'est le seul moyen pour toi de ne plus enfanter de tels monstres, et si tu ne le fais pas tu seras bientôt dévasté par leur puissance de destruction. Quand tu auras mené à bien cette tâche colossale - au lieu de te réfugier encore et toujours dans la mauvaise foi et l'aveuglement volontaire, alors plus aucun monstre abject ne pourra plus venir te voler ton visage.

            Cher monde musulman... Je ne suis qu'un philosophe, et comme d'habitude certains diront que le philosophe est un hérétique. Je ne cherche pourtant qu'à faire resplendir à nouveau la lumière - c'est le nom que tu m'as donné qui me le commande, Abdennour, « Serviteur de la Lumière ».

            Je n'aurais pas été si sévère dans cette lettre si je ne croyais pas en toi. Comme on dit en français: «Qui aime bien châtie bien». Et au contraire tous ceux qui aujourd'hui ne sont pas assez sévères avec toi - qui te trouvent toujours des excuses, qui veulent faire de toi une victime, ou qui ne voient pas ta responsabilité dans ce qui t'arrive - tous ceux-là en réalité ne te rendent pas service ! Je crois en toi, je crois en ta contribution à faire demain de notre planète un univers à la fois plus humain et plus spirituel ! Salâm, que la paix soit sur toi.