samedi 25 juin 2016

13ème dimanche du temps ordinaire

Homélie
13ème dimanche du temps ordinaire
Lc 9,51-62

De l’eau dans le gaz ou de la friture sur la ligne. Incontestablement, ça ne tourne plus rond entre Jésus et ses disciples, et cela au moment décisif où, quittant sa sympathique Galilée, il prend résolument et définitivement la route de Jérusalem. On sait ce que cela a signifié pour lui.

Premier problème, première contestation. Comme il fallait s’y attendre, la cohorte de Jésus n’est pas bien reçue par des villageois de Samarie. Faut-il alors demander à Dieu de les punir pour ce refus ? C’est ce que pensent Jacques et Jean, en allant jusqu’à proposer que le feu du ciel détruise ces récalcitrants ? On connaît la réaction de Jésus : il se retourne –changement de cap- et les réprimande. Pas de violence ni de vengeance, s’il-vous-plaît, mais allez voir ailleurs. Il y a encore tellement de bien à y faire, quand on ne peut plus en faire là où on est.

La suite du voyage aurait dû se passer mieux. Chemin faisant, trois candidats disciples veulent s’adjoindre au groupe de Jésus. Deux se présentent spontanément –ils sont généreux-, et le troisième est appelé directement par Jésus. Or il semble bien que, dans les deux cas, il y eut un sérieux malentendu sur ce qu’on pourrait appeler la vocation. Était-il de mauvaise humeur après l’expérience précédente ? Jésus ne supporte aucun « oui, mais… ». « Que votre oui soit oui », dira-t-il plus tard. Et c’est ce qu’il attend de ses disciples. Voilà qui impressionne quand on sait que les conditions émises par ces candidats chrétiens sont plutôt raisonnables : aller d’abord enterrer son père et dire adieux aux gens de sa maison.

Qui est-il, ce Jésus ? Certains diront : pour qui se prend-il ?, qu’il puisse exiger tant de choses de ses sympathisants ?

C’est que lui sait où il va, et c’est vers la passion et vers la croix. Il prend alors conscience que ses disciples, malgré toute leur bonne volonté,  ne sont pas encore prêts à affronter cette épreuve. Jugez plutôt. Peu avant l’épisode de ce jour, ces mêmes disciples se disputaient encore entre eux pour savoir qui était le plus grand. Plusieurs fois, il a essayé de les prévenir sur son tragique destin, et chaque fois, il est noté qu’ils ne comprenaient rien.
 Cette fois, Jésus n’y va pas par quatre chemins, c’est le cas de le dire. Etre appelé et répondre à cet appel, c’est s’exposer à la pauvreté, car »le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête », c’est placer la passion d’annoncer le Royaume de Dieu au dessus de tout autre devoir, y compris celui d’enterrer un père, c’est ne plus regarder en arrière, même pour dire adieux à sa famille, quand on a mis la main à la charrue de l’évangélisation en marche.

Ces paroles –ou plutôt ces exigences- peuvent sembler bien dures, et elles le sont. Jésus a pu les formuler parce qu’il les a vécues d’abord lui-même. Il a fait ce qu’il disait, et avant de proposer aux autres une telle mission, il l’a accomplie le premier jusqu’au bout, par fidélité à son Père et par amour pour nous.

L’histoire de l’Eglise nous montre aussi que des chrétiens ont mis tellement leurs pas dans les pas de Jésus –il s’agissait bel et bien de le suivre, lui-  qu’ils ont réalisé, parfois à la lettre, le programme proposé par le Seigneur pour la vie des disciples.

* Pensons à tous ces missionnaires qui ont tout quitté pour aller annoncer l’évangile au loin, parfois sans jamais revenir.
* Pensons aux martyrs d’hier et d’aujourd’hui qui ont préféré la fidélité au Christ à leur propre vie pour témoigner en faveur du Royaume de Dieu inauguré et promis par Jésus.
* Pensons à tous ces anonymes de la sainteté qui n’ont calculé ni temps, ni argent, ni confort, ni santé parfois pour aller jusqu’au bout de leur vocation, avec la grâce de l’Esprit Saint.

Et là il faut faire attention ! On pourrait avoir l’impression que suivre Jésus n’est accessible qu’aux héros de la foi, aux champions de l’espérance, aux martyrs de la charité. Oui, aux géants de la vertu, aux stars de l’évangile. Comme si la feuille de route de la sainteté ne concernait qu’une élite de chrétiens triés sur le volet.

Heureusement, il n’en est rien. Après 51 ans de vie de prêtre –ce sera demain 27 juin-, je rends grâce à Dieu pour le témoignage de tant de frères et sœurs chrétiens qui m’ont édifié, émerveillé, encouragé, remis en question parfois, et toujours poussé à l’action de grâces pour les merveilles accomplies par Dieu en eux et par eux, comme le chantait Marie dans son Magnificat.

*Je pense à l’héroïsme de l’amour chez tant de mamans et de papas, pas toujours récompensés, qui n’ont jamais compté leurs sacrifices pour accomplir courageusement leurs tâches familiales.
* Je pense à tous ces engagés dans l’humanitaire et la solidarité qui auraient pu briller et gagner plus ailleurs, et qui ont préféré le service des pauvres, des exclus, des fragiles de notre société.
* Je pense à celles et ceux qui, dans un  monde en chantier parfois chaotique, ont donné compétences et générosités pour améliorer la vie sociale, politique, culturelle, écologique en propageant vaillamment les valeurs de l’évangile dans les espaces compliqués des activités publiques.
* Je pense enfin à celles et ceux qui, dans les services de l’Eglise, hommes et femmes, ont contribué à la gloire de Dieu, augmenté notre joie de croire, donné de belles couleurs à notre fraternité, par exemple dans la vie religieuse, dans les ministères de toutes sortes, et comment ne pas dire au moins cela aujourd’hui ici ? dans la liturgie de notre cathédrale.

Oui, pour tous ceux-là, et tant d’autres encore, l’Eglise peut encore et pourra toujours chanter avec le psalmiste : « Chantez au Seigneur un chant nouveau, car il a fait des merveilles. »

                                   Claude Ducarroz




samedi 18 juin 2016

L'Homme-Question

L’homme-Question
Luc 9,18-24

Il venait de rassasier une foule en multipliant les pains. Beau succès ! Au lieu de surfer sur cette étonnante démonstration de puissance, Jésus se retire dans la solitude pour consulter son Père dans le face à face de la prière. Tout un programme. Et une leçon pour chacun de nous.

Il lui reste une question. Il faut qu’il la pose à qui de droit. Cette question, c’est lui-même. Il a conscience que ses paroles et ses actions déconcertent.  Il y a l’énigme Jésus de Nazareth.  Plus qu’une énigme : un mystère.

Tiens, voilà le sondage. A double détente : qui est Jésus au dire des foules et finalement pour ses disciples ? Au niveau du peuple, les réponses sont diverses et variées, comme on pouvait s’y attendre. Et pour les disciples, c’est Pierre qui se lance : « Tu es le Christ, le Messie de Dieu. »

Jésus n’acquiesce pas clairement. Il sait le poids d’ambiguïté dont est chargé le messianisme chez les juifs. D’un grand saut vers sa finale, il leur annonce le mystère pascal, à savoir sa passion et sa mort, mais aussi sa résurrection. Voilà ce qu’il devra traverser, en conformité avec ce qu’il est : le sauveur du monde. Jésus se rend bien compte que ses disciples ne peuvent pas comprendre tout cela pour le moment.  Pierre –le porte-parole inspiré- sera aussi celui qui aura le plus de peine à accepter le passage par la croix.

Car la croix ne concerne pas que Jésus en sa mystérieuse personne. Ceux qui veulent marcher à sa suite sont donc avertis : ils devront aussi porter leur croix, et même chaque jour. Comment ? Pas dans les éclats pathétiques d’une générosité théâtrale, mais dans l’humble renoncement à soi-même, au quotidien, quand il s’agit d’aimer vraiment, comme Jésus.

Mais attention ! En agissant ainsi, le chrétien ne prétend pas s’exhiber comme un champion doloriste. Non. Il essaie d’imiter Jésus, il est aussi accompagné par lui. Certes, il perd sa vie, parce qu’il l’offre de bon cœur, mais c’est à cause de lui. Et ça change tout. C’est un geste pascal. C’est pourquoi, huit jours plus tard, selon l’évangile de Luc, Jésus emmène trois de ses disciples sur la haute montagne pour y être transfiguré devant eux. Avant-goût de la résurrection.

Il y a dans cet évangile tout le rythme de nos vies. La prière silencieuse et contemplative,  la profession de notre foi au Christ, mais sans oublier la communion avec lui dans les épreuves, avec la perspective de la Pâque. Et cette patiente marche à ses côtés, au jour le jour, qu’on appelle tout simplement la vie chrétienne.

Notre humaine réponse à sa divine question : pour vous, qui suis-je ?
                                                                                                                      Claude Ducarroz
A paru sur le site  www.cath.ch


dimanche 5 juin 2016

En mémoire de l'Inconnue du Rhône

Homélie
L’inconnue du Rhône

Deux femmes. Deux anonymes. Et entre les deux, par-dessus l’espace et le temps, la communion de l’eau. L’eau pour la mort. L’eau pour la vie. Et nous sommes là pour cheminer de l’une à l’autre, les eaux, les femmes. Il y a du « pascal » dans l’air. Et pas seulement le Thurre de beau service.

Il y a 38 ans –c’était en 1978-, une femme inconnue est sortie des eaux du Rhône, comme une sirène de la mort, échouée sur le rivage de l’indifférence.
Et puis plus personne. Son visage est désormais enseveli dans sa tombe, sans sourire et sans nom, perdu dans un anonymat sans fond et sans fin.

En été en Samarie. Il faisait chaud. Il faisait soif. Une femme -elle aussi anonyme- vient puiser de l’eau, pour elle et surtout pour les siens. Elle se gêne un peu, car elle a eu 5 maris, et l’actuel n’est même pas le sien. Peut-être qu’à midi, quand tout le monde est à couvert, il est plus facile de passer inaperçue. Pas de chance. Un homme est aussi là, assis au bord du puits. Il est fatigué du voyage. Pire encore, c’est un juif, et les hommes juifs ne doivent pas parler avec les Samaritains, et encore moins avec les Samaritaines.

Au bord du Rhône. Pourquoi est-elle entrée là pour mourir ? A-t-on voulu la faire mourir ? A-t-elle choisi de mourir ainsi ? Et pourquoi donc ? On ne le saura jamais. Cette femme est bien plus qu’une inconnue : un mystère.

La Samaritaine a fait le chemin inverse. De l’eau du puits est sortie la vie, une nouvelle vie.
* Parce qu’un certain Jésus de Nazareth avait soif en même temps qu’elle.
* Parce qu’il a osé dire humblement à cette femme si étrange et si étrangère : « J’ai soif. Donne-moi à boire. »
* Parce que le plus riche en tout est devenu un divin mendiant.
* Parce qu’il a cassé tous les tabous – ethniques, sociaux, religieux-
* Parce qu’il a révélé à cette femme une soif plus profonde encore que celle qui la conduisait au puits : la soif d’amour qui l’a si souvent laissée le cœur sec et son visage mouillé de ses seules larmes.
* Parce que cette femme du peuple –du petit peuple- a accepté le voyage risqué au-dedans d’elle-même pour y découvrir sa vraie pauvreté, ils se sont compris, ils se sont rencontrés : « Maître, donne-moi de ton eau, que je n’ai plus soif ».
* Parce qu’il a choisi le dialogue de l’amitié délicate et respectueuse au lieu des grandes vérités assénées d’en haut.

Aujourd’hui, sur cette colline, emblématique comme le puits de Jacob, ce qui est arrivé à l’anonyme de Samarie, nous voulons –si peu que ce soit- l’offrir aussi à l’inconnue du Rhône.
Perdue pour toujours, elle nous rassemble dans l’amitié.
En l’évoquant, nous lui redonnons un nom, celui de notre respect.
Quelque part, par nos sourires, nous lui conférons un visage de gloire, comme ces montagnes qui nous entourent pour nous indiquer le ciel au-delà des méandres de nos aventures sur la terre.
Oui, tout aussi mystérieusement -comme le fut sa mort-, nous rajoutons un peu de vie à cette femme, parce qu’elle nous réunit comme des vivants au-delà de son tragique destin, parce que nous la commémorons avec compassion au-delà de sa disparition sans suite.
Il y a du pascal dans notre rendez-vous comme dans notre liturgie.

Mais attention ! L’inconnue du Rhône pourrait nous servir d’alibi, comme si nous avions donné -assez donné- en nous rassemblant autour d’elle. Elle deviendrait alors la mauvaise excuse de nos autres oublis, voire de nos démissions.
Il y a encore tant d’inconnus, du Rhône et surtout d’ailleurs, qui attendent une mémoire qui ranime, un geste qui redonne vie, une prière qui élargit l’espérance au delà des tristes horizons humains.

*Combien d’anonymes, perdus à jamais, aujourd’hui même peut-être, dans les embarcations improbables qui dérivent entre la Lybie et l’Italie ? 
*Combien de soldats inconnus, comme on aime à les appeler, qui périssent sans musique et sans gloire, dans les combats pour la défense des petits, des oubliés, des exclus de notre société ?
*Combien de malheureux, innocent ou pas, que nous côtoyons sans jamais les rencontrer vraiment, parce qu’ils nous dérangent, nous font peur, nous donnent mauvaise conscience ? Et nous les abandonnons, plus ou moins noyés, comme le petit Aylan Kurdi envasé sur la plage de Bodrum en Turquie.

Le Rhône traverse aussi parfois notre cœur, notre esprit, notre corps même, et des inconnus anonymes peuvent échouer sur nos rivages intérieurs, sans un  sourire, sans un baiser.
A moins que, et heureusement ça arrive encore, nous fassions simplement attention à celles et ceux qui nous entourent, en les invitant à puiser au puits de notre solidarité pour étancher un peu leur soif d’amour et de respect. Les Samaritaines de nos proximités.

Permettez que je vous signale enfin un autre vagabond, un autre anonyme, souvent inconnu ou si mal connu : le Christ de l’eucharistie.  Quoi de plus pauvre –presque misérable- qu’un petit morceau de pain, tout sec, tout nu ? Avec un peu de vin pour commencer peut-être une petite fête avec lui.
Il nous vient en mendiant, comme au puits de Jacob. Lui la source d’eau vive, il a soif … de nous. Il attend qu’on l’invite, car il ne s’impose jamais. Il susurre au secret de notre cœur quand nous prenons la peine de l’écouter : « Si tu savais le don de Dieu…, tu lui aurais demandé de son eau et il t’aurait donné de l’eau vive. »
Dieu a soif de nous. Nous avons soif de Dieu. Il est grand temps de nous rencontrer.

Maintenant que nous allons nous approcher --en toute liberté évidemment- de ce pain vivant, mais sans visage précis, prenons avec nous autour de la même table aux dimensions de l’humanité, toutes celles et ceux qui, comme l’inconnue du Rhône, ne sont connus que de Dieu seul, toutes celles et tous ceux qui, comme la Samaritaine, nous indiquent finalement où se trouve la vraie source de l’amour et de la vie, le grand « pascal » de la croix et de la résurrection.



Claude Ducarroz