mercredi 30 décembre 2015

Homélie pour +François Gross

+François Gross

Vous me pardonnerez sans doute : je ne veux pas répéter devant vous les nombreux hommages -fort justifiés d’ailleurs- qui ont suivi l’annonce de la mort de François Gross. Je remercie nos médias qui ont su les exprimer avec respect et qualité, tout à fait dans l’esprit de ce grand journaliste francophone et francophile que fut François, le bien nommé.

Pour ma part, à partir de plusieurs dialogues et rencontres avec lui, je voudrais seulement délivrer un modeste témoignage, tout en vous proposant une certaine espérance.

Je le fais à partir de notre commune humanité et aussi de notre semblable attachement à un christianisme « ami des hommes » dans une Eglise libre et libérante, comme l’avait remodelée le concile Vatican II.

Dans ce contexte, j’ose dire que François Gross a été pour moi, et je crois pour beaucoup d’autres, une sorte de pontifex, je veux dire non pas un prélat -ce qu’il n’aimait pas-, mais un bâtisseur de pont, sans cesse muni, dans son sourire énigmatique, d’une chaleureuse invitation à passer sur l’autre rive, pour goûter avec une curiosité gourmande toute la nouveauté du paysage environnant.

Catholique lausannois, il se souvenait avec reconnaissance qu’il était petit-fils d’un pasteur de l’Eglise libre. D’où cette passion, parfois avec quelques griffes dehors, pour une religion qui soit servante du meilleur dans l’homme, au lieu de chercher à être la régente des consciences par un tri sévère entre les gens.

Lui-même plus chrétien que catholique, dans certains milieux fribourgeois qui lui paraissaient plus catholiques que chrétiens, François eut le courage de manifester ce christianisme critique qui rappelât à l’Eglise –à toutes les Eglises- cette vérité basique : le message de l’Evangile est trop explosif pour devenir la caution molle des pouvoirs en place, au lieu de miser sur sa puissance de levain dans la pâte humaine, quitte à déranger les conservatismes ronronnants.

L’Eglise utile pour François, c’était celle qui se permet d’être résolument prophétique parce qu’elle est capable de se questionner sans cesse sur ses propres incohérences pour favoriser en transparence le rayonnement percutant de l’Evangile qu’elle propose.

Nourri aux banquets de la liberté responsable, il savait à la fois lutter pour le respect des personnes en leur mystère et rappeler, non sans des vigueurs piquantes, la responsabilité sociale de celles et ceux qui ont souvent, au titre de quels privilèges !, la fortune des biens et la force des pouvoirs. Il ne saurait y avoir de compromis face à l’injustice patente, surtout quand elle se drape dans la bonne conscience.

Serviteur du peuple par son engagement rigoureusement professionnel dans les medias, François Gross, au milieu même des reconnaissances officielles qu’il a goûtées, savait garder toujours une distance d’humour, voire d’ironie.
Il pouvait même faire montre d’un scepticisme de bon aloi, conscient qu’il était des imperfections des êtres, de la caducité des choses et surtout de la relativité des institutions, même journalistiques.

Il avait expérimenté, à travers les aléas de sa propre histoire, quand les ombres s’allongent sur le chemin du destin, que l’essentiel se niche dans ce qui, en nous et autour de nous, a quelque saveur d’éternité.

Là peut-être résidait le secret de sa riche personnalité, au-delà de l’écume des chiffres et des lettres, dans les profondeurs difficiles à exprimer parce que finalement ineffables, que sont l’amour et l’amitié, et ce Dieu qui pourrait bien se définir lui aussi Amour, avec la majuscule de son mystère, si grand mais si proche, si présent maintenant pour lui. Je le crois.

J’ai retrouvé François chez lui, entouré de tant d’affection et de soins, dans ce petit nid d’aigle bien fribourgeois au bas de la Grand’Rue.
Les montagnes au loin pour rappeler et appeler les grands espaces de la culture.
Cette ville à ses pieds comme un champ à moissonner pour le journaliste dévoré de curiosité et passionné de transmission -connaître et faire connaître-.
 Et puis ce ciel bleu malgré décembre, comme une invitation à scruter encore plus loin, à s’envoler encore plus haut, vers les jardins de la Pâque.

Et je pensais alors à ces ponts tout proches, à quelques pas. Et je voyais François - comme il était petit, comme il était grand- partir debout sur son pont, lui le pontife des medias, et marcher vaillamment vers l’autre rive, oui, là où l’attendait -et nous attend aussi- un certain Père  -notre Père- dans sa maison qui est aussi la nôtre. Et un certain Jésus de Nazareth, le frère universel.

François est parti le lendemain de Noël. Un autre grand bonhomme est mort, mais c’était le jour de Pâques 1955 à New York. Teilhard de Chardin –lui aussi un curieux de tout- avait écrit ceci en songeant à son dernier voyage.
Puis-je vous confesser que je n’ai pu m’empêcher d’y penser au chevet de François, au moment de son clin d’œil d’adieu, d’à Dieu :
« O Energie de mon Seigneur, force irrésistible et vivante, parce que, de nous deux, vous êtes le plus fort infiniment. …Donnez-moi donc quelque chose de plus précieux encore que la grâce pour laquelle vous prient tous vos fidèles. Ce n’est pas assez que je meure en communiant. Apprenez-moi à communier en mourant. » Hymne de l’univers  Ed Seuil p. 112

Claude Ducarroz





samedi 26 décembre 2015

Homélie de la Sainte Famille

Fête de la Sainte Famille

Mystère merveilleux. Ou défi à relever. Ou cause perdue.
Que choisissez-vous ? A propos de quoi ? De la famille évidemment. Je précise : celle qui se vit chez nous.

Les statistiques sont étonnantes, et parfois même un peu effrayantes, il faut le reconnaître. Vous pouvez les consulter sur internet.
Il y a des évidences : chez nous, un mariage sur deux aboutit à un divorce ou à une séparation durable, ce qui signifie donc que les familles monoparentales -provisoires ou définitives- explosent, avec des enfants tiraillés entre papa et maman séparés.
Conséquence : il y a de moins en moins de mariages parce que l’on préfère vivre ensemble sans se marier puisque, semble-t-il, si l’amour est aveugle, le mariage lui ouvre les yeux.
Par ailleurs tous les prêtres vous diront que les mariages à l’église sont de plus en plus rares. Ainsi va la famille chez nous !
Et pourtant notre Eglise –faut-il dire plutôt les célibataires qui la dirigent ? -continue de miser sur la famille en l’ornant de multiples et parfois sublimes qualités.

Nous fêtons la sainte famille de Jésus, Marie et Joseph. Comment ne serait-elle pas sainte avec l’alliance de telles personnes? Mais justement -me direz-vous- nous ne sommes pas des « vierge-mère », des « chaste époux » et des « enfant Jésus ». Or précisément l’évangile de cette fête prouve que même la sainte famille de Nazareth a traversé des épreuves et rencontré de pénibles difficultés.
Le départ lui-même fut problématique : Marie est enceinte avant le mariage –on devine les jugements et les commentaires- et Joseph a même songé à la renvoyer en secret. La naissance de leur enfant ne fut pas non plus de tout repos : au cours d’un voyage imposé et finalement dans une mangeoire pour animaux. La suite ne fut guère meilleure : la fuite en Egypte en catastrophe pour échapper à la folie meurtrière d’un dictateur. Et maintenant qu’ils ont retrouvé la paix de Nazareth, voici que leur Jésus fait une fugue qui les a fait beaucoup souffrir, justifiée par une belle phrase qu’ils ne comprirent pas : « Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? »
On peut presque dire que rien ne leur fut épargné.

Quel était donc, dans ce contexte agité et parfois douloureux, le secret de leur sainteté ? C’est le croisement ou plutôt la rencontre de deux mystères, pour cette famille dans la personne de Jésus, et pour nos familles dans l’expérience quotidienne de la vie. Oui, le mystère trinitaire de l’Amour majuscule inscrit dans la réalisation toute humaine des amours minuscules.
Autrement dit : ce que le sacrement de mariage exprime et consacre, à savoir l’alliance nouée entre le Dieu-Trinité et cette trinité humaine que constitue au jour le jour la communion de l’homme, de la femme et de l’enfant, par les corps, par les cœurs, par les volontés, par le travail, par la spiritualité.

Puisque Dieu est trois en un par l’amour infini, puisqu’il nous a créés à son image dans l’alliance basique de l’homme, de la femme et de l’enfant – chacun de nous n’est-il pas le troisième de deux autres ?-, alors nous sommes reliés vitalement par conception, par naissance et par existence au mystère de Dieu lui-même. Nous ne pouvons pas couper le cordon ombilical qui nous ancre dans le Créateur, ou alors nous cesserions d’exister.

Sur cette assise divine reposent et se construisent les familles humaines, dans la variété de leurs figures sociales et dans les aléas de leurs parcours de vie. L’Eglise est là, et elle sera toujours là, pour rappeler l’éminente dignité de telles familles, leurs valeurs humaines, leurs beautés évangéliques et leur vocation au royaume de Dieu, après les joies, les peines et souvent les épreuves du parcours ici-bas.

Ce n’est sûrement pas un hasard. Après avoir longuement médité sur la famille et les familles au cours de deux synodes d’évêques, notre Eglise est entrée dans une année sainte de la miséricorde. Oui, il y a un cœur plus fort que toutes les misères, y compris celles que portent ou traversent nos familles. Qui plus que les familles –nos familles concrètes- a besoin de miséricorde aujourd’hui ? La fragilité des personnes, les conditionnements de la société –notamment en ce qui concerne la sexualité et la fidélité- ainsi que la perte d’élan religieux mettent à l’épreuve nos familles, y compris celles qui semblaient très  bien parties.

Nous ne pouvons pas rabaisser l’idéal familial au niveau des modes éphémères et des slogans publicitaires qui finalement provoquent de nombreuses victimes chez les plus faibles, je pense en particulier aux enfants. Mais il nous faut davantage  faire preuve et œuvre d’affection, de compréhension et surtout de soutien à l’égard des familles éprouvées, si nombreuses aujourd’hui. Comment ?  En les invitant à croire à l’amour, y compris jusqu’au pardon quand c’est encore possible, et en les encourageant à trouver dans la foi priante ce qui leur permettra, non pas d’être parfaites, mais de grandir à partir de leur vie concrète, sur le chemin d’une montée vers l’idéal, peu à peu, sans se décourager. D’ailleurs n’est-ce pas dans cette croissance qu’elles trouvent et trouveront leur vrai bonheur ?

Dans la famille de Nazareth, Jésus était sans doute le plus parfait. Et pourtant il est dit de lui qu’ »il grandissait en sagesse, en taille et en grâce, devant Dieu et devant les hommes. »
Qu’il en soit ainsi de nos familles !
Oui, la famille demeure un merveilleux mystère en ses profondeurs cachées et souvent si peu reconnues. Elle comporte bien des défis à relever, aujourd’hui comme à chaque époque. Elle n’est sûrement pas une cause perdue.


Claude Ducarroz

dimanche 20 décembre 2015

La porte ouverte

Quatrième dimanche de l’Avent 2015

La porte !

La porte.  Quand on entend ce cri dans un appartement, c’est que quelqu’un souhaite qu’elle soit fermée, la porte.  Parce qu’il y a un courant d’air ou parce qu’on redoute une visite inopportune, qui sait ? peut-être un cambrioleur. Et puis, comme dit la sagesse populaire : « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ». Spontanément -avouez-le-, on préfère qu’elle soit fermée…notre porte.

L’année sainte de la miséricorde s’est ouverte –c’est le cas de le dire- par l’ouverture d’une porte un peu partout dans le monde, y compris dans notre cathédrale. Et la liturgie de ce jour ne manque pas de portes qui s’ouvrent plutôt que de portes qui se ferment en nous claquant au nez. 

« Je suis la porte », disait Jésus. « Qui entrera par moi sera sauvé. Il entrera et sortira, et trouvera sa pâture. »
Et voilà deux indications essentielles : la vraie porte, c’est quelqu’un et non pas quelque chose. Et puis par la porte, on peut entrer, mais il faut aussi savoir sortir.

Oui, Dieu est entré dans notre monde -c’est le mystère de Noël- par la porte de Jésus, par la porte qu’est Jésus. Dès lors, Dieu tient porte ouverte et même table ouverte pour toute l’humanité. Car c’est le Dieu Amour –qu’on peut aussi appeler miséricorde- qui a passé et continue de passer par cette porte vivante, jamais refermée quoi qu’il arrive, comme le cœur de Jésus ouvert à deux battants sur la croix. Et s’il y a un certain courant d’air, c’est celui de l’Esprit qui souffle où il veut et maintient un certain état d’esprit évangélique dans notre monde.

Mais quand Dieu veut venir à notre rencontre, il n’entre pas comme un voleur, par effraction. N’imaginons jamais un divin ou chrétien cambrioleur. Ce ne serait plus une visite d’amour.

« Voici que je me tiens à la porte et je frappe », dit le Jésus de l’Apocalypse. « Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi. »

La plus belle démonstration de ce dialogue sur le pas de porte, c’est Marie, la grande figure de ce dimanche avant Noël. Il a fallu que Marie écoute et entende la voix de Dieu portée par l’ange. Elle a d’abord entrouvert à la surprise de Dieu, elle a dialogué en toute liberté respectée. Et puis elle a ouvert toute grande la porte de sa foi, en toute humilité : « Qu’il me soit fait selon ta parole ». Et quand l’ange la quitte, un autre entre en elle, dans son cœur de croyante et jusque dans son corps  désormais maternel : « Le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous. »

Encore fallait-il ensuite qu’elle passe la porte dans l’autre sens. Au lieu de cultiver en cachette son intimité désormais divinement habitée, elle part, elle s’en va, et c’est même dit « rapidement ou avec empressement. » Il lui faut sortir pour aller frapper à la porte d’une autre, car lorsque Dieu entre chez quelqu’un, même discrètement, il le fait sortir à la rencontre des autres pour que de telles visites deviennent des visitations.

En ouvrant sa porte à Marie, Elisabeth se retrouve ouvrant la porte à Jésus en visite anonyme, mais réelle, avec sa mère. De nouveau le courant d’air de l’Esprit –« elle fut remplie de l’Esprit-Saint- et de nouveau la même joie partagée, « Heureuse es-tu… » -une béatitude de la porte ouverte- et bientôt le chant du Magnificat. Car Dieu accomplit des merveilles, et d’abord pour les petites servantes qui savent ouvrir les portes de la foi et de l’amour quand le Seigneur heurte à leur maison.

Les portes de l’Année de la miséricorde se sont ouvertes, y compris ici dans notre cathédrale. Il est grand temps de passer du symbole à la réalité.

Ouvrir nos portes à Dieu qui frappe. Il faut un peu plus de silence pour l’entendre, en évitant les bruyantes agitations que notre société nous présente – ou plutôt nous vend- aux environs de Noël. C’est au-dedans de nous, dans la crèche de notre vie intérieure, que Jésus veut reposer, offert par son Père et porté par Marie. Ouvrir la porte, c’est alors prier en solitude ou en communauté et méditer la Parole.

Mais attention ! N’allons pas nous enfermer à portes closes dans une vie spirituelle certes fort pieuse mais déconnectée du monde et de ses drames. Plus que jamais, il nous faut aussi passer la porte dans l’autre sens pour aller vers les autres, sortir à la rencontre de celles et ceux qui comptent sur notre visite pour vivre, revivre, peut-être seulement survivre.

On sait ce qui est arrivé à Marie enceinte et à Joseph le charpentier : ils n’ont trouvé que des portes fermées, car il n’y avait pas de place pour eux, même dans une salle commune.
Il y a tant d’humains aujourd’hui à travers le monde qui en sont là. De grâce, qu’il n’en soit pas ainsi chez nous, a fortiori à Noël.

La porte ! Si possible toujours ouverte. Pour aller et venir. Pour accueillir au-dedans l’hôte divin, pour aller au dehors à la rencontre de nos frères et sœurs pèlerins d’humanité avec nous.

Voilà les ingrédients pour réussir un vrai menu de Noël au goût de Bethléem.


Claude Ducarroz

dimanche 6 décembre 2015

2ème dimanche de l'Avent

2ème dimanche de l’Avent 2015

Saint Nicolas souffre d’une forte concurrence. Cette année, le 6 décembre tombe sur le deuxième dimanche de l’Avent. Comme on l’a bien fêté hier, c’est normal qu’il s’efface devant la liturgie de l’Avent. Et là, qui retrouve-t-on ? Jean-Baptiste le Précurseur, évidemment. Mais pour arriver jusqu’à lui, il faut franchir, au garde-à-vous, toute une rangée de grands personnages de l’histoire politique et militaire  -un empereur, des rois et des gouverneurs-, sans compter deux grands prêtres d’Israël, Hanne et Caïphe, pour faire bonne mesure.

Luc était un historien. Il tient à situer la venue de Jésus le Christ dans la trame de l’histoire universelle, car le Sauveur n’est pas un fantôme chevauchant les nébuleuses des mythes, mais bel et bien un homme concret apparu en un temps et à un lieu précis de notre histoire. Jésus de Nazareth, c’est du concret, et non pas une légende en forme de bulle de savon.
Mais derrière les précisions quasi scientifiques, il y a une intention plus théologique. Ce défilé des personnages païens et juifs veut signifier dès le départ ce que Jean-Baptiste rappelle en citant le prophète Isaïe : Tout être vivant verra le salut de Dieu. A savoir : Jésus est le sauveur unique de tous les hommes de tous les temps.

Encore faut-il, après cette introduction solennelle, rejoindre Jean le Baptiste dans le désert et au bord du Jourdain. Et là, il y a un gros boulot. Le plus difficile et le plus profond s’exprime en un mot : la conversion, par un changement radical de vie qui s’éloigne résolument du péché. Tout cela est expliqué par des images d’apparence bucolique, mais néanmoins fort  exigeantes. Jugez plutôt : rendre droits des sentiers, combler des ravins, abaisser des montagnes, aplanir des sentiers tortueux etc…  Bien du courage !

Revoilà, me direz-vous, le côté pénible de la religion, un programme de devoirs astreignants, la preuve, une fois de plus, que le christianisme est l’ennemi du bonheur et du plaisir ! La réponse se trouve dans la première lecture tirée du  prophète Baruch qui dit : « Jérusalem, quitte ta robe de tristesse et de misère, revêts la parure de la gloire de Dieu pour toujours… Dieu conduira Israël dans la joie, avec sa miséricorde et sa justice. »

De belles promesses, n’est-ce pas ?, mais on en est encore si loin, quand on regarde ce qui se passe dans le monde, et même parfois dans l’Eglise, sans compter les inquiétants remue-ménage qui agitent notre propre cœur.
Alors, faut-il désespérer ? Surtout pas, car il y eut Noël, il y eut Jésus de Nazareth, celui qui est mort sur la croix pour prouver l’amour de Dieu à l’égard de notre humanité et de notre monde, celui qui est ressuscité au matin de Pâques pour confirmer et sceller la victoire du Dieu-Tendresse et Miséricorde.

Alors, me direz-vous, que nous reste-t-il à faire ?

D’abord rien. Tout à recevoir, gratuitement. Et quoi donc ? En premier lieu cette bonne nouvelle : Dieu est amour, et puisque nous sommes souvent des misérables, cet amour devient miséricorde, à savoir un amour brûlant et dévorant nos misères, depuis  que le Christ Jésus sur la croix les a prises et cachées dans son cœur ouvert. Miseri-corde ! Nous sommes, nous agissons, nous avançons sous le régime divin de la miséricorde. C’est ce que le pape François veut nous rappeler en promulguant une année de la miséricorde, marquée par des pardons demandés et reçus, ces pardons qui nous parviennent par le sacrement de la réconciliation, mais aussi par l’eucharistie en vue de la rémission des péchés. Quand de tels cadeaux nous sont offerts, comment se fait-il que nous soyons si peu sensibles, et même souvent indifférents devant de telles démonstrations de l’amour divin ?
Quand donc allons-nous enfin nous laisser aimer par le Dieu-Amour ?

Nous laisser aimer : n’y aurait-il rien d’autre à faire ?
Si, mais seulement ensuite, car on ne peut aimer à notre tour qu’en sachant combien nous sommes aimés de Dieu, même quand nous ne sommes pas très aimables.
Et la meilleure manière de dire merci, c’est de devenir, ne serait-ce qu’un peu, des Jean-Baptiste pour aujourd’hui.
Qu’est-ce à dire ?
Croire et proclamer, en paroles et en actes, que Dieu existe, qu’il est Amour et qu’il nous l’a montré en Jésus-Christ. Autrement dit : nous cramponner à l’évangile, surtout si beaucoup d’autres n’y croient pas ou n’y croient plus. Pas pour leur faire la leçon ou se croire meilleurs qu’eux, mais pour leur donner envie d’accrocher, eux aussi, leur existence au seul sauveur de toute l’humanité.
Et puis nous mettre au travail, animés par l’Esprit et stimulés par ses énergies, pour que l’Eglise d’abord et ensuite notre société, créent peu à peu des espaces de justice, de paix, de solidarité, de réconciliation. En un mot : de fraternité universelle. Et nous savons bien que pour cela, il y a encore beaucoup de chemins à rectifier, de ravins à combler, de collines à abaisser, de passages tortueux à aplanir, y compris dans nos familles.
Nous avons la chance d’habiter une ville de ponts, y compris le dernier, particulièrement utile et même très beau. Voilà qui devrait susciter en nous une mentalité de pontifes, à savoir de constructeur de ponts entre tous les humains, au lieu de dresser des barrières entre les origines, les religions et les cultures.

Concrètement : quelle pierre, aujourd’hui, as-tu déjà apportée à la construction du pont de la fraternité humaine que Jésus est venue promouvoir, à Noël, sur la croix et à Pâques, en attendant le grand rassemblement dans son Royaume de gloire ? Comment va atterrir, en toi et au milieu de nous, cette promesse typique de la nuit de Noël : « Paix sur la terre aux hommes que Dieu aime » ?

Seulement une pierre, peut-être même un petit caillou, et déjà tu es ou tu deviens un Jean-Baptiste pour notre temps afin que, même dans les déserts de notre monde, tout homme, toute femme, tout enfant puisse voir et accueillir le salut de Dieu. Ou au moins le deviner et déjà s’en réjouir un peu.
Ainsi soit-il ! Oui, qu’il en soit ainsi !
Amen.


Claude Ducarroz

vendredi 4 décembre 2015

Mise en scène

Mise en scène
Luc 3,1-6.

En bon historien, Luc déploie d’abord le contexte historique dans une vaste mise en scène. Le décor est planté. Les plus hautes autorités romaines et leurs alliés sur place, les grands dignitaires juifs : ils sont tous là comme au garde-à-vous en attendant l’arrivée du principal héros sur le théâtre de l’Histoire. Déception ! On comptait sur un héros glorieux, voici qu’apparaît un héraut miséreux, Jean le Baptiste.
Mais le dessein de Dieu n’est pas changé.

* Il concerne d’abord Jésus de Nazareth. C’est lui -et lui seul- qui est le sauveur du monde. De tous, païens, juifs et tous les autres. Donc aussi notre sauveur. La grande fresque historique dessine d’emblée les dimensions de l’œuvre que le (futur) Christ accomplira: « Tous verront le salut de Dieu ».

 * Il concerne ensuite Jean le Baptiste. Dans les premières régions du salut, sans se prendre pour un autre, c’est lui qui doit crier dans le désert, proclamer l’indispensable conversion, aplanir les chemins du Seigneur. Quel boulot !  Redresser les sentiers, combler les ravins, abaisser les montagnes.  En un mot : le rude honneur de préparer la venue de Jésus.

* Il nous concerne aussi.  Car celui qui fut annoncé par Jean n’en finit plus de venir. Pour nous, aujourd’hui encore. Depuis que cet unique Sauveur a accepté d’offrir sa vie sur la croix, depuis qu’il a été glorifié dans sa Pâque, le tsunami de son amour doit gagner peu à peu tous les rivages de l’histoire, toucher tous les cœurs de tous les hommes. Et nous voilà impliqués. Car sa miséricorde frappe à notre porte sans enfoncer notre huis. Elle heurte avec tendresse au guichet de notre liberté. Elle attend patiemment qu’on lui ouvre pour transfigurer nos vies.

 Le Sauveur nous propose ensuite de collaborer avec lui, toujours pour le salut de tous. Et si nous devenions –un peu seulement- des Jean-Baptiste pour aujourd’hui ? Crier l’évangile dans l’immense désert de notre monde, redresser des passages tortueux dans notre Eglise à la suite du pape François, aplanir quelques chemins rocailleux dans nos relations humaines, raboter quelques ravins d’injustices dans notre société.

Peut-être qu’alors, grâce à Dieu et un peu aussi à nous, le prochain Noël sera un peu plus chaleureux, plus vrai, plus beau.
Comme Jésus : plus humain et plus divin à la fois !


Claude Ducarroz

mercredi 2 décembre 2015

Autour des noces de Cana

20 novembre 2015
Matinée des aumôniers
HFR Fribourg


Les noces de Cana (Jn 2, 1-12)

Ce sera un voyage en 3 cercles autour de ce texte, comme une parole en colimaçon. Il faut le prendre d’abord pour lui-même dans un sens strictement biblique, puis faire référence à votre ministère et finalement le confronter au texte du Pape François pour la journée des malades.
1. Icône de l’Église.
Ce texte de Jean décrit une Eglise en marche, en pèlerinage, dans un milieu concret. Nous sommes déjà orientés par les tout premiers mots : le troisième jour. Il y a dès le départ un parfum de Pâques (Cf. « Il est ressuscité le troisième jour »). Déjà il est fait référence à ce que Jésus appelle son heure, « mon heure n’est pas encore venue ». Le troisième jour sera précisément son heure, l’heure de sa Pâque.

Des noces, ce n’est pas banal ; elles évoquent mystiquement l’Alliance avec un Dieu à rencontrer comme époux (référence à l’Ancien Testament). Au bout de la table, à la fin du banquet des noces, il y a cette eucharistie qui affleure dans le texte où il y a du vin et de la fête. Encore d’autres parfums !

Toute l’Église est déjà là en germe parce que Jésus est invité. Il a accepté l’invitation. La mère de Jésus est aussi là, dimension mariale qui implique une dimension féminine et maternelle. Les disciples, les croyants sont là. Dès le départ, il y a une grande densité d’Eglise : dimension christique, dimension mariale et dimension du peuple de Dieu.

Cette Église est invitée pour une fête où il y a de la joie (c’est une noce) mais elle est aussi affrontée à un manque, ce qui crée un problème et suscite une question. On voit le rôle de la femme dans cette dynamique qui va du manque à la recherche d’une réponse. La femme remarque, transmet, met à l’action et suscite la confiance de ceux qui doivent faire quelque chose. Il y a déjà un rôle ministériel assumé par une femme au niveau de l’intuition féminine : la mise en confiance et la mise en action.

Jésus a un rôle plutôt masculin parce qu’il résiste dans un premier temps à la tendresse féminine. Il  veut mettre à l’épreuve pour permettre faire une preuve. Finalement lui-même, entrainé par la femme sa mère, accomplit une action en suscitant des collaborations lui aussi. Marie passe par les serviteurs et Jésus fait de même.

Jésus se fait le disciple de Marie dans cette conjoncture. C’est plein de ministères (à retrouver les nôtres !) : remplir, puiser, apporter. Remplir une certaine plénitude humaine ; puiser, aller chercher au fond de cette humanité ; apporter, partager.  Il faut combler les autres après avoir rempli les vases.

Tout cela se passe sous le signe de la surabondance : les grandes jarres, afin rien ne se perde, jusqu’au bord. Il y a une surabondance pascale dans l’eau changée en vin, ça sent la résurrection, ça déborde. Jésus le fait comme signe, sacrement, en Galilée et non à Jérusalem (on retrouve les périphéries !).

Le but de ce parcours qui traverse le temps, c’est de susciter la foi des disciples et de manifester la gloire de Jésus (les deux mains des sacrements). Une fois ce signe célébré, l’Eglise doit continuer en allant plus loin. Vers la fin du texte, l’Eglise est à nouveau là, mais cette fois-ci avec des frères qui se sont ajoutés (entrainés par la joie de la fête) et qui vont toujours plus loin.

2. Application au ministère 
Il faut prendre conscience que la vie des hommes, des êtres vivants doit être et rester une invitation à la fête. Nous sommes tous invités à la noce,  nous avons tous droit à la joie en existant. Le bonheur c’est pour tous. On le souhaite pour soi et pour les autres.
Les personnes qu’on rencontre, qu’elles l’avouent ou non, continuent d’avoir conscience qu’elles aussi ont droit au bonheur. Mais alors pourquoi la maladie ? Aussi bien les soignants que les aumôniers souhaitent leur rendre un certain bonheur, même si le bonheur est une conquête difficile et parfois impossible.

Le manque, le malheur est à constater.  Il y a ce grand manque dans le texte : plus de vin, moins de bonheur. Comment l’Église dans le contexte du malheur peut-elle rester invitante à la fête ? A l’existence ? Dans les reproches des gens blessés par elle, l’Église a souvent été perçue comme ennemie du bonheur. Il y a quelque chose de ça dans les expériences, les souvenirs de beaucoup.

Mais par ailleurs, comment dans une humanité qui a soif de bonheur, manifester une Église de compassion, une Église amie ? Eviter la prédicatrice d’une croix sans pâques, c’est à dire rester à l’eau et ne pas faire santé avec le vin de la fête ?

En même temps, il y a inévitablement ce manque perçu dans nos ministères : on est témoin et on le ressent au niveau du cœur, de la psychologie et de l’affectivité. On ne rencontre parfois que des frustrations, des épreuves, des drames, une longue litanie dans les couleurs du malheur.

Nous avons besoin d’une Église qui est d’abord sensible et respectueuse comme Marie et Jésus, qui fait aussi confiance à la vie et aux compétences, y compris du personnel, et qui mobilise. Marie et Jésus n’ont jamais estimé qu’ils puissent tout faire tous seuls. Tantôt nous sommes ceux qui remplissent jusqu'au bord, tantôt nous sommes appelés à puiser et à apporter dans la variété des services et des circonstances.

L’humain est à rejoindre avec les jarres, car quand l’eau devient vin, c’est la nature qui devient culture. Le vin est le fruit du travail humain (il n’y a pas de vin dans les rivières !). Cette culture à partir de la nature est à placer dans ce qui permet de la partager. Nature plus culture dans une structure ; et la structure, c’est la maison, c’est l’Église. On est porteur de la jarre de la maison humaine et de la jarre un peu plus mystique de l’Église pour que la nature et la culture deviennent un cadeau.

Rejoindre l’humain, c’est rejoindre les humains. Ici il y a les servants, les proches (les disciples, Marie) et les aidants, et parfois les « proches aidant ». C’est tout le service après le miracle que Jésus a suscité et même encouragé dans la confiance. Il y a une communauté de service qui peut ressembler à ce que nous sommes. A travers nos services, nous adressons une invitation pascale, en passant de l’eau au vin et jusqu’à une certaine ivresse. Remplir, puiser, partager : voilà les étapes de la mission qui nous a été confiée.

Les serviteurs et les apôtres restent dans la discrétion et l’anonymat. On ne sait pas qui sont les serviteurs, mais leur présence a changé l’ambiance de la noce. La pâque met dans un autre état d’esprit, une autre ambiance. Peut-être, la présence des serviteurs –que nous sommes- contribue-t-elle à une autre manière de souffrir et de mourir. En tout cas, les serviteurs cherchent à être au plus près de l’humain qui souffre, espère et meurt.


3. Ce que le Pape François dit
Jésus donne rendez-vous en Galilée. Hôpital et noces, c’est très contrasté. En Galilée il y a Nazareth et Marie que le pape appelle comme un porte clé pour interpréter la vraie vie. En Galilée, il y a aussi Cana. C’est là que le Verbe s’est fait chair.
L’existence humaine est mise à l’épreuve par la maladie et le handicap. Il faut une grande délicatesse et un grand respect vis-à-vis de celui et celle qui souffre. On ne peut pas employer des expressions telles que « le Seigneur vous aime beaucoup parce qu’il vous éprouve beaucoup ».  Mettez-vous donc à ma place , pourrait dire la personne souffrante.

Le pape est très respectueux pour considérer la dimension de la foi de celui et celle qui souffre. Même la foi en Dieu peut être chahutée, perturbée, voire momentanément niée à cause de la souffrance. Le pape nous propose une clé pour comprendre : la croix et Marie au pied de la croix.

Il insiste sur une spiritualité mariale pour inspirer l’action de l’Eglise. Une Église qui, comme Marie, découvre les besoins, prie Jésus et agit en mettant d’autres à l’action. Dans les circonstances de la maladie et de la souffrance, voilà une sorte de feuille de route pour ceux qui sont au service et qui cherchent à apporter consolation dans l’épreuve (Cf. 2 Cor 1, 3-5).

Dans son message, le pape François insiste sur la signification de Cana pour notre ministère. À Cana, tout révèle Jésus. Il y a toujours dans la vie une meilleure façon de connaître Jésus, de le voir et de l’entendre. Or  c’est un Jésus de compassion, de tendresse qui apporte le salut. Pour nous, dans notre ministère, il ne faut pas rater la compassion ni la tendresse. Le salut dans la perspective chrétienne nous dépasse et nous conduit jusqu’à la pâque et dans le Royaume de Dieu. L’esprit de service est l’esprit du serviteur qui révèle le salut.

Le message fait aussi allusion à l’interreligieux. L’hôpital est invité à devenir un lieu de dépassement de toutes les limites et les divisions, par la promotion d’une culture de la rencontre. Il n’y a pas une allusion explicite à l’œcuménisme, mais le judaïsme et l’islam sont mentionnés ainsi que deux figures, deux femmes canonisées en Terre Sainte, qui furent témoins d’unité.

Enfin, que d’espérance pour nous tous dans cet évènement de Cana !  C’est une allusion à l’eucharistie, source et sommet de la vie de l’Eglise. C’est aussi un Evangile pour la pastorale de la santé.