lundi 15 juillet 2013

La vie est belle! Quoique...

La vie est belle. Quoique !

Si j’en crois la publicité que j’ai trouvée un jour dans le supplément de l’Hebdo intitulé « Type », être heureux « en Suisse » -je veux dire à la manière suisse-, c’est :

-          cesser de diaboliser l’infidélité
-          dégager de la testostérone, car le mâle est de retour
-          faire de son business une success story
-          porter une montre qui fait bien plus que donner l’heure
-          habiter un appartement au look de design
-          rouler en Land Rover, mais mise au vert
-          pratiquer l’art du barbecue, car « je mange donc je suis »
-          avoir la panoplie du petit geek ou quand l’inutile devient parfaitement indispensable
-          avec cet avis définitif : « Peut-être que le bonheur, dans le fond, est bien dans le pré. Dans cet endroit où l’on vit sans rien d’autre à foutre que s’écouter pousser les poils. »

Décidément, l’être humain est un étrange animal. Il vit, c’est une évidence, mais en plus il se pose inévitablement des questions cruciales sur sa vie, ce qui peut faire son bonheur et fait souvent son tourment. Quel est le sens ultime de tout cela : la naissance, la vie, la mort ? On peut essayer de passer beaucoup de temps à oublier ces interrogations lancinantes. Elles finissent toujours, tôt ou tard, par nous rattraper.
Comment vivre heureux -au moins de temps en temps- entre une vie qu’on n’a pas choisie et une mort qu’on va probablement subir, nous qui ne savons ni le jour ni l’heure ?

Plaidoyer pour les petits bonheurs

Je crois profondément que le bonheur, justement, c’est comme la vie : c’est du donné à recevoir, c’est du cadeau à accueillir, c’est ce qu’on appelle une grâce.
Assoiffés que nous sommes, errant le plus souvent dans le désert aride de nos circonstances, nous risquons toujours de passer à côté des petites oasis qui  peuplent nos solitudes parce que nous courrons après les mirages qui miroitent à l’horizon sans jamais nous abreuver vraiment.
Ah ! ces petits bonheurs, à portée de main, gratuits comme le soleil, tendres comme la lune.
* La nature n’est-elle pas ce jardin toujours disponible à tous, quelles que soient nos humeurs ou nos conditions de vie, qui nous offre toujours de quoi sourire, un brin de bonheur, comme une petite branche de muguet le 1er mai. ? La fleur sous la rosée, le parfum d’une violette au printemps, la neige qui enrobe le silence glacé de tant de beautés, les étoiles qui nous font signe mystérieusement –de si loin, tout là-haut-, le mariage du lac et de la forêt, ces oiseaux qui chantent, pour qui sinon pour toi, pour moi : tout cela c’est du bonheur semé comme de la petite monnaie au bord de nos chemins.
C’est un deuxième malheur que, même dans nos malheurs, nous ne soyons plus capables d’apprécier le cadeau d’une rose, l’odeur du foin qui sèche, un rayon de soleil dans le soir, et tant d’autres présents jetés sous nos pieds et surtout devant nos yeux, par le Créateur lui-même, le plus génial des artistes parce qu’il partage ses beautés gratuitement, avec tous.

* Mais figurez-vous, il y a encore mieux : je veux parler des arts.
Quel bonheur -et je dirai même quelle consolation quand nous ne sommes pas heureux-  de pouvoir contempler, si possible en silence, les merveilles laissées par les artistes de toutes les créativités ! N’avez-vous jamais été réconfortés par un opéra de Mozart, par une cathédrale gothique en Ile de France ou baroque en Bavière ? Tant de beautés, parfois surprenantes et déconcertantes, en pierre, en bois, en bronze, en couleurs et en formes, en lettres aussi, en notes de musique, changent nos larmes de tristesse en pleurs de joie, tellement c’est sublime, indicible ?
Feuilletez le grand livre des arts de toutes sortes. On n’en finit plus de contempler, de prendre l’ascenseur pour le ciel, de se laisser apaiser par le rayonnement de tant d’explosions esthétiques, qui touchent le coeur et réjouissent l’esprit. Un vrai bonheur.

* Mais rien ne vaut, n’est-ce pas, des rencontres humaines.
Bien sûr, il y a les grandes émotions de l’amour humain, fragiles, mais intenses. C’est un célibataire qui vous parle : je suis toujours ému quand je rencontre une famille où le bonheur susurre et parfois ruisselle ; je suis touché jusqu’aux larmes quand je croise une femme enceinte ; il est si merveilleux de voir des signes d’amour vrai dans les rapports humains, sans compter l’amitié, qui est une des plus belles formes de l’amour.
Il y a des fontaines de bonheur tout autour de nous, et nous ne savons pas les voir, ou nous n’osons pas y boire. Cessons d’être réticents face aux petits bonheurs quotidiens, quand ils sont sincères, authentiques, respectueux des autres, humbles dans leur robe de clarté, ceux qui scintillent au fond des yeux d’un enfant, ceux qui habitent nos silences, ceux qui soulèvent nos prières. Oui, la joie d’aimer et d’être aimé -cœur, esprit et corps aussi- dans tant de rencontres plus profondes que nos plus chers désirs, plus heureuses que nos plus tendres rêves.

Et quand surgissent les malheurs ?

Et alors, me direz-vous, comment être heureux, quand ma famille éclate, quand j’apprends que j’ai un cancer, quand mon ami s’est suicidé, quand je tombe au chômage, quand mon enfant erre dans la drogue, etc… ?
Et puis tous ces malheurs d’ailleurs, de très loin parfois, qui nous heurtent sans ménagement sur nos écrans de télévision ou d’ordinateurs, les drames des autres qui –je l’espère du moins- deviennent un peu les nôtres, puisque nous les savons, nous les voyons : les tremblements de terre, les guerres, les violences, les enfants qui meurent de faim -3 par minute-, les droits humains foulés au pied, tant d’innocents maltraités, opprimés, humiliés, massacrés.
Comment revenir d’Auschwitz –j’y suis allé 4 fois, toujours avec des jeunes- et croire que l’on peut encore être heureux ?
Je vous l’avoue humblement : je n’ai pas une réponse toute faite, je ne comprends pas toujours, je m’interroge –et j’interroge Dieu- sur tous ces malheureux innocents et victimes. Je me mets en colère, je me révolte aussi.

Le bonheur paradoxal

Alors il m’arrive d’ouvrir un vieux livre encore d’actualité, l’Evangile, au chapitre 5 de Matthieu. Qu’est-ce que je trouve ?  Des béatitudes, des déclarations et en même temps des promesses de bonheur. Comment ne pas s’y intéresser quand on recherche le bonheur, comme le tournesol le soleil ?
J’y vois d’abord un étrange portrait, le portrait de celui qui les a dites. Ce pauvre, ce doux, cet humble, cet artisan de paix, ce cœur transparent, c’est Jésus tout crû. Et ce lutteur pour la justice, ce grand miséricordieux et surtout ce persécuté, calomnié, rejeté : mais c’est lui. Et il nous dit chaque fois : heureux ! neuf fois heureux !
Ou il est fou, ou il est Dieu.
Comment ça ? On peut être heureux même quand on est pauvre en moyens, quand on mise sur la non-violence, quand on croit à la pureté du coeur, quand on pardonne au lieu de se venger, quand on prend les risques de combattre pour la solidarité au lieu de se calfeutrer dans son confort égoïste, quand on accepte de souffrir plutôt que de faire souffrir, quand on se met au service gratuit des autres –à commencer par les plus pauvres- au lieu de profiter de toutes les occasions pour s’enrichir, dominer, jouir, passer en tête en écrasant les concurrents ?
Alors, ce serait à notre tour de devenir dingue, d’être des fous ?
Jamais je n’oserais m’aventurer sur ce terrain-là, tellement contraire aux usages courants, aux modes, à la publicité, aux instincts spontanés, s’il n’y avait pas deux expériences qui me bouleversent encore : la victoire pascale du crucifié et les exemples innombrables des saints.
La croix me répugne, c’est le contraire du bonheur, je n’en veux pas, même si je sais, par la vie -ma vie et celle des autres- qu’elle est inévitable dans toute aventure humaine. Mais je la vois autrement, je finis par l’accepter, je suis prêt à essayer de la  porter –la mienne et celle d’autres autour de moi comme Simon de Cyrène- si je regarde du côté du dimanche, celui de Pâques, la victoire du crucifié.
 Il n’y a de bonheur possible, dans les souffrances et les épreuves d’ici-bas, que pascal et pentecostal, celui du Christ malgré tout, celui de l’Esprit qui fortifie et dynamise l’aventurier de l’humanité.

Le kit du bonheur

La visée est-elle trop ambitieuse, l’excursion quasi impossible, à cette altitude ?
Certainement. C’est pourquoi je crois qu’il nous faut prendre avec nous, pour une si rude randonnée de vie, le kit de survie -et même tout simplement de vie- que le Seigneur a prévu pour nous. Personne ne peut réussir la pénible grimpée du bonheur dans les terrains du malheur sans être éclairé, nourri et accompagné.

* Eclairé : je veux parler de la Parole de Dieu qui seule peut nous indiquer les sentiers praticables malgré les obstacles inévitables. Il faut avoir une sacrée boussole -ou plutôt une boussole sacrée- pour tenir le cap dans autant de brouillard et de tempête.
* Nourri : car il faut une nourriture substantielle et adaptée aux difficultés de l’aventure pour tenir le coup jusqu’au bout, quand  ça fait mal de choisir les ingrédients des béatitudes –toutes coriaces- comme idéal de vie. Il y a l’eucharistie, les autres sacrements. Et ce saint Esprit qui, discrètement, souffle où il veut, autrement dit dans nos voiles déployées pour accélérer le mouvement, surtout lorsque nous sommes fatigués par la montée.
* Enfin accompagné. Par celui qui nous a promis de demeurer avec nous jusqu’à la fin du monde, bien sûr. On peut lui faire confiance. Mais il y a aussi les frères et sœurs en Eglise. La communion des saints là-haut, mais aussi la communauté des hommes et femmes en voie de sainteté ici-bas.
Que sont nos communautés chrétiennes si elles ne sont pas l’espace humain où les chrétiens –et d’autres aussi évidemment- peuvent trouver soutien, compassion, partage des joies et des peines ? Nul ne devrait se sentir jamais seul, qui appartient à la famille de l’Eglise, communauté des communautés et ferment de convivialité et de fraternité dans la société.
L’Eglise, c’est la cordée de l’Evangile, l’équipe des pratiquants des béatitudes qui se donnent la main pour tenir sur la longueur et viser le sommet proposé par Jésus de Nazareth, en donnant envie à d’autres d’entrer dans la danse de ce bonheur-là.

L’océan qui déborde la soif

Mais reconnaissons-le loyalement : tous ces bonheurs –même les plus spirituels, et d’ailleurs pas toujours également partagés- ne nous suffisent pas encore. Il y a mieux, nous voulons plus. Nous sommes des perpétuels insatisfaits, même quand nous disons être heureux. Car même dans les expériences extrêmes de l’amour, s’il y a un avant-goût du bonheur total, il demeure menacé et toujours éphémère. Nous ne pouvons faire rimer amour avec toujours que dans les rêves ou la poésie, ces ponts jetés vers un impossible et pourtant indispensable infini. Il nous faut donc accepter de passer encore une fois -je dirais plutôt de pâquer- vers un bonheur enfin aux dimensions de ce que nous sommes et de ce que nous souhaitons, pour nous et celles et ceux que nous aimons.
La mort ne serait-elle pas le mauvais côté de la naissance définitive, avec ses arrachements inévitables, avec l’angoisse de l’inconnu, avec la divine surprise d’arriver enfin là où nous devons être pour être heureux : en Dieu, dans ses bras, dans sa maison ?  Notre soif de bonheur est telle qu’elle s’apparente à l’immensité de la mer, alors que nous n’avons ici bas à notre disposition que quelques sources et quelques fontaines. Nous sommes programmés pour le bonheur éternel. Rien ne peut donc nous rassasier vraiment ici-bas, même s’il ne faut pas que la béatitude espérée donne un goût de cendres aux petits bonheurs possédés. Bien au contraire. Reste que le bonheur à la taille de notre appétit n’est rien d’autre que celui de Dieu en nous, quand il sera tout en tous. Nous allons vers la béatitude parfaite et éternelle. Ce qui signifie que ce n’est pas encore arrivé. Ce qui veut dire surtout que la promesse est ferme et l’issue certaine, puisque c’est Dieu lui-même qui a mis en nous la soif parce qu’il est lui-même l’océan. 
Et pour cela, comme pour la vie au départ, il nous faut accepter de tout recevoir, de ne pas conquérir l’impossible des hommes, mais d’accueillir humblement le possible de Dieu. Alors seulement nous serons vraiment heureux, de ce bonheur de surabondance trinitaire qui fait la joie du poisson nageant dans l’océan de l’Amour majuscule. Tellement submergé d’amour, tellement rassasié de vie, tellement débordé par la joie, tellement irradié par la gloire !

Quels que soient les chemins –sentiers de montagne ou autoroutes- qui auront marqué notre itinéraire ici-bas, nous parviendrons tous au sommet du bonheur, dans l’inaccessible et pourtant réelle communion de la béatitude, le rendez-vous de notre être avec Dieu lui-même.
Dieu ma joie !
Claude Ducarroz


Cet article a paru dans la revue « Choisir » de juillet-août 2013 pp. 16-19.










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