Jacques Loew : de conversion en conversion
Il fait partie de ceux
qu’on a appelé « les grands convertis du XXème siècle ». Et sa vie
est bel et bien allée de conversion en conversion.
Un
enfant gâté et un grand vide
Cet homme avait tout pour être heureux. Fils
unique d’une famille de médecin, entre le soleil de Nice et les études de droit
à Paris, il se découvre à 24 ans « complètement athée…puisque avant sa
naissance rien n’existe pour l’homme et après sa mort rien n’existe non
plus ». Un athéisme hédoniste, avec un grand creux à l’intérieur. Un
séjour en Suisse –à Leysin exactement – pour cause de maladie sera un peu son
chemin de Damas, complété par quelques jours à la Chartreuse de la Valsainte
(Gruyère). La beauté de la nature l’a conduit à l’orée de la foi, le témoignage
des moines en pleine eucharistie planta en lui cette question décisive :
« Ou bien ces hommes sont fous ou bien c’est moi qui suis aveugle ».
Il prie, il médite l’Evangile. Il entre alors dans l’univers de la foi par la
porte royale de l’Amour de Dieu. Encore devait-il « avaler l’Eglise, »
lui qui avait été placé à la catéchèse protestante pour qu’il échappât aux
griffes des curés. Finalement, il est resté là où l’on pouvait dire en vérité
les paroles de l’eucharistie, dans l’Eglise catholique, malgré ses lourdeurs
historiques.
La ferveur du néophyte
Re-né dans la foi au Christ vivant et dans la
communion de l’Eglise, le jeune converti s’annonce chez les Dominicains en
1934. Il goûte à fond la théologie thomiste, il devient prêtre en 1939, sans se
douter qu’une nouvelle conversion l’attendait.
L’Eglise de France était alors soulevée par une
volonté de nouvelle évangélisation en milieu ouvrier. Entraîné par le Père
Lebret, fondateur de Economie et Humanisme, Jacques Loew devient le premier
prêtre-ouvrier à Marseille. Ce fils de la bourgeoisie partage la vie des
dockers. Dans la solidarité sur les quais, Jacques Loew prend conscience de
plusieurs misères dans ce peuple : la violence de l’injustice, le manque
de considération, de tendresse, de sens à la vie. Treize ans durant, sa vie de
prêtre sera intimement mêlée à celle des prolétaires. Deux rencontres vont
illuminer cette recherche et cette expérience originales. En 1942, c’est un
premier contact avec Madeleine Delbrêl, elle-même convertie, qui s’était
installée en banlieue rouge de Paris, à Ivry, pour témoigner de l’Evangile en
pleine pâte marxiste. Autre contact fécond en 1951 : la rencontre avec Mgr
Montini à Rome, le futur pape Paul VI, toujours sympathisant des initiatives
pastorales venues de France.
« Douleurs et
déchirements »
1954. Un couperet tombe de Rome. Il est mis fin
brutalement à l’expérience des prêtres-ouvriers. S’ouvre alors une grave crise provoquant
des réactions en chaîne parmi les premiers concernés. Des prêtres quittent le
ministère pour demeurer avec les ouvriers, d’autres finissent par obéir, la
mort dans l’âme. Le Père Loew réagit par une résilience douloureuse mais
positive. Il a l’intuition qu’il faut inventer autre chose pour garder la
solidarité avec le monde ouvrier tout en évitant les pièges d’une
sécularisation politique du ministère. En 1955 déjà, il fonde la Mission
ouvrière saints Pierre et Paul, la MOPP. Dans les milieux populaires, il lance
des équipes à forte densité évangélique. Partage de vie avec les plus pauvres,
intense animation spirituelle et liturgique, sauvegarde du lien avec
l’Eglise : de telles mini-communautés sont fondées aux quatre coins du
monde, dans ces périphéries devenues chères au pape François. La MOPP, c’est la
réponse prophétique, mais aussi ecclésiale, à l’épreuve de l’interdiction des
prêtres ouvriers en France. Un rebondissement réussi, une nouvelle conversion.
Et puis vint le concile
Vatican II
A l’affut des besoins de l’Eglise en ses
profondeurs, le Père Jacques Loew a l’intuition que l’avenir du concile se joue
au niveau d’un retour aux fondamentaux de la vie chrétienne. A partir de la
redécouverte catholique de la Parole de Dieu –désormais largement diffusée dans
et hors de la liturgie-, il faut constituer de nouveaux levains d’évangile pour
la pâte humaine et ecclésiale. La mission se fera à partir de petites
communautés-signes, ce qui correspondait d’ailleurs à l’évolution en cours
parmi les institutions religieuses. Les grandes structures se fractionnent en
mini-communautés. Encore faut-il les accompagner et les nourrir. C’est la
fondation de l’Ecole de la foi à Fribourg dont la théologie universitaire
offrait une opportunité de formation plus sereine qu’en France. Nous sommes au
lendemain de 1968.
Durant 35 ans, fidèle au projet de son
fondateur, l’Ecole de la foi a formé près de 2000 « disciples »
-expression chère à Jacques- appelés à répandre ensuite cette bonne nouvelle à
travers 75 pays de notre monde. Quelle nouvelle ? Un enseignement biblique et théologique très sérieux, une vie
spirituelle et liturgique savoureuse et surtout une vérification de l’acquis
dans les profondeurs d’un fort partage communautaire en des petites équipes
internationales. Ces trois piliers ont constitué la marque de fabrique pour les
protagonistes de l’Ecole de la foi. Aujourd’hui encore, des laïcs, des
religieux/ses et des prêtres en témoignent avec bonheur. Si l’Ecole de la foi
de Fribourg a dû malheureusement cesser ses activités en 2006, une Ecole de la
foi à Yamoussoukro a pris le relais maintenant en Côte d’Ivoire.
Les dernières conversions
Pas facile pour un fondateur de laisser son
œuvre entre d’autres mains. Le Père Loew l’a fait pour la MOPP en 1973 déjà et
en 1981 pour l’Ecole de la foi en la confiant à un couple diaconal, Noël et Josiane
Aebischer. Il a pu alors s’adonner au rayonnement de sa brillante intelligence
à travers des voyages et des prédications un peu partout dans notre monde, y
compris au Vatican. De nombreuses publications constituent encore la richesse
de son influence parmi nous. Encore fallait-il qu’il se préparât au grand
départ. Ce ne fut pas simple…encore une conversion ! D’anciens désirs remontaient
à la surface de son âme. La vie communautaire en monastère ? La vie
érémitique dans la solitude ? Ce fut une recherche personnelle laborieuse.
Cîteaux, Tamié, des ermitages dans les Pyrénées, il finit par trouver son
ultime nid spirituel parmi les moniales trappistines d’Echourgnac, dans le
Périgord. C’est là qu’il se remit entièrement à Dieu, le 14 février 1999 à
l’âge de 91 ans.
Les traces vives d’un passage
fécond
Quel bilan d’une telle aventure humaine et
chrétienne, qui puisse continuer de nous édifier aujourd’hui ? Dieu seul
le sait. Mais il nous reste des traces encore signifiantes pour nous. Ce qui
aurait pu devenir banal est devenu une aventure parce que Dieu a écrit droit
sur les lignes courbes de cette vie.
D’abord la foi. Elle ne fut pas un héritage,
mais une redécouverte, une irruption à partir du vide. Dans une société de plus
en plus sécularisée, les croyants par tradition ou par héritage sont de moins
en moins nombreux. Comme Jacques Loew, nos contemporains sont ou seront de plus
en plus des commençants ou des recommençants. Relire Jacques Loew, donner la
main à un tel grand frère ne peut qu’encourager tous les novices de l’Evangile.
Une fois reconnu le visage humain et divin de
Jésus de Nazareth au terme d’un voyage intérieur, c’est encore une autre
histoire qui commence, la rencontre inévitable avec une Eglise fort imparfaite.
Par les temps qui courent, il semble que les distances d’avec l’Eglise soient
plus spontanées que les communions avec cette institution d’apparence humaine,
trop humaine. Dans l’itinéraire de Jacques Loew, des rencontres personnelles
ont compté davantage que les prestiges historiques des structures. Où sont de nos jours ces témoins
significatifs qui peuvent conduire fraternellement jusqu’au cœur du mystère de
Jésus ? Ne sommes-nous pas tous invités, malgré nos faiblesses, mais dans
la transparence de quelque béatitude évangélique, à servir de relai pour tant
de cœurs assoiffés d’amour ouvert sur la vraie vie ? Aujourd’hui comme
hier.
Quand l’homme et le chrétien finissent par
coïncider, comment choisir sa voie pour avancer sur le chemin du salut ?
Il faut avoir un cœur accroché à l’espérance, car l’itinéraire peut réserver
bien des surprises. Encore faut-il avoir la souplesse de plusieurs vocations
successives, car naviguer avec Dieu n’est jamais chose tranquille. On n’est pas
chrétien pour enchaîner les siestes.
Comment
réagir quand le vent souffle violemment dans l’arbre de l’Eglise ? Se
cramponner aux grosses branches. Autrement dit sans cesse revenir à Celui qui
est le chemin, la vérité et la vie. Et donner la main à d’autres laissés pour
compte au bord de la route. Le bourgeois Jacques Loew, finalement, a toujours
préféré la fréquentation des pauvres et des derniers pour découvrir le lieu
humain et ecclésial où Dieu lui donnait rendez-vous. C’est dans cette proximité
qu’il a trouvé les terrains de sa mission en même temps que le bonheur d’être
homme. Et aussi la véritable Eglise de Jésus, autrement dit là où bat le cœur
eucharistique du Christ et là où souffle le vent imprévisible de l’Esprit.
Ultime parole, ultime silence
Enfin, il n’y a de transmission qui aide à
vivre, que celle qui s’offre à partir d’une vie entièrement donnée. Jacques
Loew, s’est beaucoup donné, mais pas sans peine. Les virages de son parcours
sinueux ne furent pas négociés sans
hésitations ni souffrances. Trouver le terrain d’atterrissage final pour déposer
son destin dans les mains de Dieu fut une quête ardue. On ne se quitte jamais
sans arrachements quand il s’agit de se laisser absorber par l’Amour majuscule,
jusqu’au bout. Le dernier mot fut son silence, à l’ombre des monastères de
contemplation, quand tout est déjà dit,
quand il ne reste plus qu’à offrir le dernier sourire, le dernier soupir. Après
avoir vécu tant bien que mal avec Jésus
au milieu des hommes, nul ne peut faire l’économie de mourir un peu comme lui, avant
de passer dans la Pâque avec lui. Alors les grandeurs des extrêmes diminutions
se superposent aux grandeurs des plus fécondes croissances pour former l’ultime
sacrifice eucharistique. Pas seulement mourir en communiant, mais aussi
communier en mourant Ou, selon Jacques, …comblé
de n’être jamais rassasié de te désirer, et de commencements en commencements,
par des commencements sans fin, j’irai ».
Claude
Ducarroz
Pour mieux connaître
la personnalité, l’oeuvre et les écrits de Jacques Loew, on peut relire Le bonheur d’être homme – Entretiens avec
Dominique Xardel Editions du Centurion
1988
10525 signes
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