La situation des relations entre les Eglises et l’Etat en Suisse
(Conférence donnée à l’Université catholique de Lyon)
Introduction
J’arrive auprès de vous en voisin et en ami reconnaissant, mais il me semble aussi que je débarque dans la volière française comme un oiseau exotique, s’agissant du thème qui nous occupe, à savoir les relations des Eglises avec l’Etat.
La Suisse, sur ce point comme sur d’autres, est un « Sonderfall », donc un cas inexportable. D’ailleurs la Suisse existe-t-elle vraiment puisqu’il y a plutôt « la Confédération helvétique » avec ses 23 cantons ou plutôt 20 cantons et 6 demi-cantons, des « états » jouissant d’une grande autonomie, justement sur les points qui concernent la culture, l’éducation, la formation et la religion ?
Le bain démocratique
Les Eglises et leurs adhérents baignent dans une société dont il faut connaître les us et coutumes pour mieux comprendre les relations qu’ils entretiennent avec l’Etat ou plutôt les Etats.
La Suisse, c’est actuellement 7,6 millions d’habitants dont 21% ne sont pas Suisses. 64% sont germanophones, 20% francophones, 6,5% italophones. Nous n’avons pas une langue à nous. Il n’y a pas une culture suisse uniforme. Par contre les mélanges linguistiques s’imposent. Par exemple, un canton est trilingue, 3 sont bilingues, 1 de langue italienne, 4 de langue française et 17 de langue allemande.
Notre culture politique est très particulière. La Suisse ne descend pas d’en haut, mais elle monte d’en bas, à savoir des communes et surtout des cantons, lesquels ont chacun leur parlement et leur gouvernement.
Nous sommes attachés au principe de subsidiarité « à la base », nous pratiquons le respect des minorités comme le prouve le fait qu’il y ait un Conseil des Etats (2 députés par canton, quelle que soit sa population) à côté du Conseil national en proportion de la population. Il faut l’accord des deux chambres pour voter une loi. Prime aux plus petits !
Nous avons le culte du compromis, comme le démontre le fait que dans les gouvernements cantonaux et fédéral les principaux partis sont représentés, de la gauche à la droite. A ces Messieurs et Dames de faire en sorte que la gouvernance soit collégiale. C’est lent, c’est parfois paralysant, mais c’est consensuel !
Quand on parle de « souverain » en Suisse, c’est le peuple. Nous pratiquons une démocratie de proximité, jusqu’à l’exagération, jusqu’à l’exacerbation. Il faut toujours convaincre une majorité du peuple puisque, très souvent, c’est lui qui a le dernier mot, même après les décisions des autorités.
Pour preuve, ces quatre droits populaires :
- le referendum obligatoire pour chaque changement dans la constitution
- le referendum facultatif si 50.000 citoyens demandent qu’une loi, pourtant adoptée par le parlement, soit soumise au peuple
- l’initiative constitutionnelle si 100.000 citoyens proposent de changer un article de la constitution
- la pétition si 100.000 personnes veulent imposer au parlement de traiter de tel ou tel sujet.
On a donc toujours quelques débats en cours en vue de la prochaine votation (au moins 4 fois par an, avec chaque fois plusieurs sujets).
La peur de perdre ces droits populaires explique en grande partie pourquoi la majorité de notre peuple, surtout en Suisse alémanique, est opposée pour le moment à l’entrée de la Suisse dans l’Union européenne, ainsi que le retard mis à entrer à l’ONU (seulement en 2002).
Nous préférons demeurer petits, seuls, mais libres, dans un pays politiquement et militairement neutre, selon les leçons retenues de notre histoire.
Les Eglises dans ce contexte socio-politique.
Notre histoire religieuse a été marquée par de nombreux drames, et d’abord par les oppositions -parfois guerrières et sanglantes- advenues lors des Réformes du 16ème siècle. La Suisse a été travaillée par les Réformateurs protestants et aussi remodelée par les conséquences du concile de Trente, notamment par les monastères, les Jésuites et les Capucins.
Les antagonismes à fondement religieux ont encore marqué le 19ème siècle, notamment lors du Sonderbund (1848) et du Kulturkampf (1870) qui ont introduit dans la législation et la pratique des discriminations à l’égard de l’Eglise catholique (articles confessionnels). La dernière a été levée en 2002 seulement (il fallait l’accord de la Confédération pour ériger de nouveaux évêchés).
Aujourd’hui, au niveau fédéral, les relations Eglises-Etat sont réglées par le préambule de la Constitution (« Au nom de Dieu tout-puissant ») et par les articles 15 et 72 qui garantissent la liberté de conscience et de croyance et précisent les rapports entre Eglise et Etat.
En résumé, ces relations sont renvoyées aux cantons. C’est à ceux-ci de régler concrètement cette « coexistence pacifique », autrement dit il y a 26 statuts différents, mais tous sont basés sur le respect des libertés religieuses, des diversités et donc des minorités. En fait trois Eglises sont reconnues officiellement : l’Eglise catholique, l’Eglise protestante et l’Eglise vieille-catholique.
Actuellement, de profondes évolutions sont en cours dans le domaine religieux.
Du point de vue démographique d’abord, et surtout à cause des phénomènes migratoires, tant internes que externes.
En 1970, 98% des habitants de la Suisse se déclaraient chrétiens. Ils étaient seulement 80% en 2000.
A cette date, les protestants constituaient le 33% de la population (contre 47% en 1970), les catholiques 41%, soit actuellement 3,1 millions. En 1970, 10 cantons étaient en majorité protestants ; aujourd’hui un seul : Berne. On a calculé que les protestants seraient peut-être seulement 20% en 2040. Actuellement le canton de Genève (« la cité de Calvin ») compte seulement 16% de protestants. Rappelons aussi que si seulement 3,1% des protestants sont des étrangers, 21,8% sont des étrangers dans l’Eglise catholique en Suisse.
Plus significatifs encore ces phénomènes relativement nouveaux :
- les musulmans ont passé de 0,26 % de la population en 1970 à 4,5% aujourd’hui. Ce groupe de populations est nettement plus jeune que la moyenne de la population (39% ont moins de 20 ans) et le taux de fécondité est supérieur à la moyenne suisse (2,44 contre 1,43 en moyenne suisse).
- Les « sans appartenance religieuse » étaient 1,14% en 1970. Ils étaient en 2000 11,2% de la population. Dans la ville de Bâle, ils constituent le groupe « religieux » le plus important (31%), alors que tous les chrétiens ensemble forment à peine le 50% de la population.
Il faut ajouter une note sur le taux d’appartenance qui indique la relation plus qualitative avec l’Eglise. Ce sentiment avoué d’appartenance à une Eglise est actuellement seulement de 46% chez les catholiques et de 44% chez les protestants.
Ce relâchement (« croire mais sans appartenir ») est patent dans cette enquête :
64% des Suisses estiment qu’on peut être chrétien sans Eglise ;
52% des Suisses n’attendent rien des Eglises ;
66% des catholiques estiment que l’Eglise n’a aucune influence sur le choix de leurs valeurs.
D’ailleurs le taux moyen de la « pratique religieuse » extrêmement bas (environ 10%) corrobore la constatation que la sécularisation de notre population est très générale et profonde.
Les trois systèmes principaux de relations Eglises-Etat
(tous les trois représentés dans le diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg)
1. Le système d’union (presque du concubinage !)
L’Etat, à travers le canton et les communes, prend en charge les Eglises dans le cadre du budget ordinaire des collectivités publiques. La religion est presque un service étatique et les ministres sont quasi assimilés à des fonctionnaires. Ce fut le cas dans le canton de Vaud pour l’Eglise nationale protestante. L’Eglise catholique a été associée à ce privilège dès 1970, mais la pleine égalité de traitement, reconnue en 2009 seulement, entrera en vigueur intégrale en…2025. Les catholiques vaudois représentent 37% des catholiques du diocèse. A titre d’exemple, notre Eglise dans ce canton a reçu de l’Etat 23,7 millions de francs (+ ou – 18 millions d’euros) en 2009. Ce qui permet à notre Eglise dans ce canton de payer en équivalant plein temps 81 prêtres et 89 laïcs en ministère d’Eglise.
2. Le système de séparation « à la française » dans les cantons de Genève (dès 1907) et Neuchâtel (dès 1941). Il y a pleine liberté pour les Eglises, mais sans soutien de l’Etat, ce qui signifie aussi une pénible pauvreté de moyens dans ces cantons. Avec une nuance : le canton assume les frais de la faculté de théologie protestante, recueille les contributions libres des citoyens pour leur Eglise (contre émoluments) et verse parfois des subsides pour les œuvres sociales des Eglises.
3. Le système de relative autonomie avec le statut reconnu de droit public, autrement dit les citoyens qui se déclarent membres d’une Eglise reconnue lors du recensement doivent s’acquitter de l’impôt obligatoire à l’Eglise, dont le taux est fixé par chaque paroisse, par exemple dans le canton de Fribourg (ce qui provoque d’ailleurs de grandes différences suivant la « richesse » des paroisses). L’impôt est perçu auprès des personnes physiques, mais aussi auprès des personnes morales (sociétés, commerces, industries, etc…)
Dans ce contexte, les Eglises ont libre accès à l’école pour la catéchèse, aux diverses aumôneries, etc…, ce qui suppose un dialogue permanent avec les autorités civiles, généralement dans un esprit de bonne collaboration.
Notons enfin que la gestion des biens des Eglises se fait de manière entièrement démocratique, avec des conseils (de laïcs) élus et contrôlés par les assemblées de paroissiens.
L’habitus démocratique va si loin que, dans certains cantons, ce sont les paroissiens qui nomment formellement leurs curés ! Rappelons aussi que dans les trois diocèses alémaniques, c’est le Chapitre cathédral qui nomme l’évêque après un va-et-vient de consultation avec le Vatican.
Actuellement, il existe un certain débat sur les points suivants :
- les sorties d’Eglise : soit pour des raisons profondes (on quitte vraiment la communion ecclésiale), soit pour des raisons fiscales (on veut rester membre de l’Eglise mais on refuse de payer l’impôt ecclésiastique obligatoire). Pour cette dernière catégorie, les évêchés réfléchissent à une tarification des services demandés par ces personnes en « sortie partielle », non pour « vendre les sacrements », mais pour couvrir les frais occasionnés par ces demandes souvent liturgiques.
- On doit adapter la présence des Eglises dans l’école publique. Dès 16 ans, les enfants et leurs parents peuvent choisir entre des cours de culture religieuse (sous la responsabilité de l’Etat) et une catéchèse confessionnelle (sous la responsabilité des Eglises).
- On constate aussi une remise en cause de l’impôt sur les personnes morales de la part de certains milieux économiques.
- Se pose aussi la question de la reconnaissance éventuelle de nouvelles religions ou communautés religieuses. Les critères suivants sont généralement retenus : une implantation historique relativement ancienne, une représentativité unique, une gestion économique transparente et contrôlée, une adhésion sans faille à notre ordre constitutionnel, à ses valeurs et pratiques.
- Va-t-on vers la séparation des Eglises d’avec l’Etat ? C’est possible, mais jusqu’à ce jour toutes les tentatives démocratiques en ce sens ont échoué devant le peuple souverain (79% de non au plan fédéral en 1980 et de même à Zürich en 1998).
La situation concrète dans notre diocèse (VD GE FR NE).
Nous comptons 686.000 catholiques dont 37 % sont « étrangers ».
Au service de cette Eglise, nous avons 337 prêtres, dont 58 religieux et 46 provenant d’autres diocèses (surtout étrangers). Ajoutons 23 diacres permanents, la plupart en situation professionnelle séculière.
Chez les prêtres, la moyenne d’âge est de 69 ans, soit 6 qui ont moins de 30 ans, 36 moins de 40 ans, 203 plus de 60 ans et 123 plus de 70 ans.
Heureusement, il y a les laïcs en mission (salariée) d’Eglise. Ils sont actuellement 254, dont 119 ont moins de 50 ans.
L’avenir de notre « personnel » ne repose pas sur les communautés religieuses (jadis nombreuses, mais aujourd’hui en forte diminution par manque de recrutement), mais sur les laïcs, surtout femmes. Il y a une cinquantaine de personnes en formation à l’Institut de formation aux ministères laïcs, seulement 4 séminaristes et des filières de formation pour les bénévoles dans chaque canton.
Nous vivons aussi une forte restructuration dans notre Eglise, à savoir au niveau des paroisses mais aussi dans la pastorale dite « catégorielle », sous l’impulsion intitulée « proposition de la foi et pastorale d’engendrement ». Il nous reste 20 décanats, il y a 52 unités pastorales (mais encore 255 paroisses maintenues) et 20 missions linguistiques. La présence d’une pastorale de proximité, notamment dans les campagnes, demeure un vrai problème, et en particulier la fréquence et la présidence de l’eucharistie dans ces lieux.
Défis à relever
1. Comment évangéliser dans un fort contexte de sécularisation, avec l’apparition de nouvelles religions et courants religieux ?
2. Comment en particulier évangéliser le monde de la jeunesse et certains milieux, par exemple ceux de l’économie ?
3. Comment mieux collaborer dans un contexte œcuménique qui s’impose partout ? (Cf. les familles mixtes).
4. Comment équilibrer, dans la gestion des services ecclésiaux, les ministres salariés et l’apport des bénévoles, tous à former ?
5. Comment prendre en compte de nouvelles pauvretés, par exemple la fragilité des familles (13% de divorces en 1967, 50% actuellement), les migrations, les nouveaux pauvres ?
6. Comment garder, mais en les adaptant, les bonnes relations entre l’Etat et les Eglises ?
Chez nous comme ailleurs, il nous faudra toujours, avec la grâce de Dieu et dans la communion de l’Eglise, veiller à insuffler de la profondeur, à élargir les espaces et à dynamiser la vitalité communautaire.
Fribourg, le 23 juin 2010 Claude Ducarroz
Pour en savoir davantage :
Le paysage religieux en Suisse Claude Bovey et Raphaël Broquet Office fédéral de la statistique 2004
La religion visible - Pratiques et croyances en Suisse Roland Campiche - Le savoir suisse 2010
La nouvelle Suisse religieuse - risques et chances de la diversité Martin Baumann et Jörg Stolz Labor et fides 2009
La nouvelle Suisse religieuse in Revue Choisir janvier 2010 pp. 35-37
Sorties d’Eglise Eglise catholique dans le canton de Fribourg 25 mai 2010.
mercredi 23 juin 2010
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